Saki
Les Chroniques de Clovis
Titre original : The Chronicles of Clovis (1911)
Édition de référence : Project Gutenberg.
Traduit de l’anglais par Gérard Sirhugues (2016)
Réalisation :
Le Traître Mot
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Table :
Le sauve-qui-peut de Lady Bastable
Hermann l'Irascible - Histoire de la Grande lamentation
Le persiflage d'Arlington Stringham
Adrian - Un essai d’acclimatation
Filboid Studge, ou la Souris qui voulut aider le Lion.
La reconversion de Groby Lington
(Esmé)
— Les histoires de chasse, c'est tout le temps la même chose, dit Clovis; exactement comme les histoires de turf, et tout ça –
— Mon histoire de chasse n’a rien à voir celles que vous avez déjà pu entendre, dit la baronne. Ça s'est passé il y a un certain temps, alors que j'avais dans les vingt-trois ans et que je ne vivais pas encore séparée de mon mari; voyez-vous, nous n'avions ni l'un ni l'autre les moyens de payer une pension alimentaire. Malgré tout ce que peuvent dire les proverbes, la pauvreté soude davantage de foyers qu'elle n'en brise. Mais nous chassions toujours dans des équipages différents. Tout ça n'a rien à voir avec l'histoire.
— Nous n'en sommes pas encore arrivés à la rencontre. Je suppose qu'il y a eu une rencontre, dit Clovis.
— Bien sûr qu'il y a eu une rencontre, dit la baronne.
Toute la bande habituelle était là, en particulier Constance Broddle. Constance est une de ces filles robustes dont le teint fleuri s’harmonise si bien avec les paysages d'automne ou les décorations de Noël, à l'église. «J'ai comme un pressentiment,» m’avait-elle dit, «qu'il va se produire quelque chose de terrible. Est-ce que je n’ai pas le teint pâle?»
Elle avait l'air à peu près aussi pâle qu'une betterave rouge qui eût soudain appris de mauvaises nouvelles.
— Vous avez aussi bonne mine qu'à l'ordinaire, dis-je, mais cela ne vous est guère difficile.
Mais nous nous trouvâmes à pied d’œuvre avant qu’elle eut saisi le véritable sens de cette répartie; les chiens avaient débusqué un renard tapi dans un hallier.
— Je le savais, dit Clovis, dans toutes les histoires de chasse au renard que j'ai entendues, il y avait un renard et un hallier.
— Constance et moi avions de bonnes montures, continua la baronne, imperturbable, et nous n’avions aucune difficulté à nous maintenir dans le peloton de tête, même si l’allure était plutôt soutenue. Vers la fin, cependant, nous dûmes dévier quelque peu de la piste, de sorte que nous perdîmes les chiens, et que nous nous retrouvâmes à errer sans but à des miles au milieu de nulle part. C’était plutôt exaspérant, et mes nerfs commençaient à me lâcher, quand, alors que nous nous frayions un passage à travers une haie, nous eûmes le plaisir de voir des chiens en arrêt dans un creux juste en dessous de nous.
— Ils sont là, cria Constance.
Puis elle ajouta dans un soupir:
— Au nom du ciel, qu'est-ce qu'ils ont bien pu lever?
Ce n’était certainement pas un renard terrestre. Il était deux fois plus grand, avec une tête courtaude et laide, et une énorme et épaisse encolure.
— C’est une hyène, m’écriai-je; elle a dû s’échapper du parc de Lord Pabham.
À ce moment, la bête traquée se retourna et fit face à ses poursuivants. Les chiens (cinq ou six d'entre eux seulement étaient là) se rangèrent en un demi-cercle, l’air stupide. À l’évidence, ils s’étaient écartés du reste de la meute en suivant la piste de ce fumet étranger, et n’étaient pas tout à fait certains de savoir que faire de leur proie maintenant qu’ils l’avaient rattrapée.
L’hyène salua notre arrivée avec force démonstrations d’amitié. Elle avait sans doute été habituée à ne rencontrer que bonté chez les hommes, alors que sa première expérience d'une meute de chiens la laissait sur une fâcheuse impression. Les chiens semblaient plus que jamais perplexes, alors que leur proie nous faisait fête, de sorte que l’écho lointain d’un cor fut interprété comme le signal bienvenu d’une discrète prise de congé. Constance et moi restâmes seules avec l'hyène dans le crépuscule grandissant.
— Qu'allons-nous faire? demanda Constance.
— Vous avez toujours le chic pour poser des questions, dis-je.
— Eh bien, nous ne pouvons pas rester ici toute la nuit avec une hyène, rétorqua-t-elle.
— J’ignore quelle est votre conception du confort, dis- je, mais il ne me viendrait pas à l’idée de passer la nuit ici, même sans hyène. Ma maison n’est peut-être pas des plus confortables, mais au moins, on y dispose d’eau chaude et d’eau froide, des services d’une domesticité, et d'autres commodités que nous ne saurions trouver ici. Nous ferions mieux d’aller jusqu’à cette rangée d’arbres, sur la droite, j'imagine que la route de Crowley passe juste derrière.
Nous trottâmes lentement le long d'un chemin de terre à peine marqué, la bête suivant joyeusement sur nos talons.
L’inévitable question arriva:
— Que diable allons-nous faire de cette hyène?
— Que fait-on généralement avec les hyènes? - demandaije non sans humeur.
— Je n’ai jamais rien eu à faire avec une hyène auparavant, dit Constance.
— Eh bien, moi non plus. Si au moins nous connaissions son sexe, nous pourrions lui donner un nom. Nous pourrions peut-être l’appeler Esmé. Ça ferait l’affaire dans les deux cas.
Il faisait encore suffisamment jour pour nous permettre de distinguer les objets au bord du chemin, et nos esprits abattus reprirent un peu de poil de la bête lorsque nous tombâmes sur un petit romanichel à demi-nu qui cueillait des mûres dans un roncier. La brusque apparition de deux écuyères et d’une hyène le fit éclater en sanglots. N’importe comment, nous aurions eu de la peine à obtenir la moindre information géographique utile de sa part, mais nous avions une chance de trouver un campement de romanichels quelque part sur notre chemin. Nous reprîmes la route, pleines d’espoir, mais sans qu’il ne se passe rien sur environ un mile.
— Je me demande ce que cet enfant faisait là, dit bientôt Constance.
— Il cueillait des mûres. Évidemment.
— Je n'aime pas la façon dont il s’est mis à pleurer, poursuivit Constance; d’une certaine façon, ses pleurs continuent de me résonner aux oreilles.
Je ne reprochai pas ses fantaisies morbides à Constance. En fait, mes nerfs à fleur de peau me donnaient à moi aussi l’impression d'être poursuivie par une plainte anxieuse et persistante. Pour nous tenir compagnie, je hélai Esmé, qui traînait un peu en arrière. En quelques bonds souples, elle nous rejoignit, puis passa devant nous.
L a persistance des sanglots s’expliqua: le petit romanichel était fermement, et, je le pense, douloureusement, tenu entre ses mâchoires.
— Dieu miséricordieux! s’exclama Constance, qu’allons-nous faire? Que faut-il faire?
Je suis absolument certaine qu’au jour du Jugement Dernier, Constance posera plus de questions qu’aucun des Séraphins qui procéderont à son interrogatoire.
— Ne pouvons-nous rien faire? insista-t-elle en pleurant, alors qu’Esmé gambadait avec aisance en avant de nos chevaux fatigués.
P our ma part, je fis tout ce qui me vint à l’esprit sur le moment. Je tempêtai, je sacrai et lançai des invectives en anglais, en français, et en jargon de garde-chasse; je fis d’absurdes et inutiles moulinets en l'air avec ma cravache, je jetai mon panier-repas à la brute; en vérité, je ne vois vraiment pas ce que j’aurais pu faire de plus.
Nous cheminions d’un pas lourd dans la profondeur du crépuscule, avec la masse grossière et informe de la forêt devant nous, et le bourdonnement d’une musique lugubre flottant dans nos oreilles. Soudain, Esmé fit un bond de côté au milieu d’épaisses broussailles, où nous ne pouvions la suivre; la plainte se mua en un hurlement, avant de s’interrompre complètement. Je passe toujours rapidement sur cette péripétie particulièrement horrible de l’histoire. Lorsque la bête nous rejoignit, après une absence de quelques minutes, elle manifestait quelque chose comme une patiente compréhension, comme si elle savait avoir commis un acte que nous désapprouvions, mais qu’elle savait être tout à fait justifiable.
— Comment pouvez-vous laisser cette bête assoiffée de sang trotter à vos côtés? demanda Constance.
Elle avait plus que jamais l’air d’une betterave albinos.
— Pour commencer, je ne peux l'en empêcher, lui dis-je; et ensuite, quoi qu'il en soit, je doute qu'elle soit encore assoiffée de sang à l’heure actuelle.
Constance frissonna. Puis tomba une autre de ses questions futiles:
— Croyez-vous que la pauvre petite chose ait beaucoup souffert?
— Tout semblait l’indiquer, dis-je; d’un autre côté, bien sûr, il peut n’avoir pleuré que par caprice. Ça arrive parfois aux enfants.
Il faisait presque nuit noire lorsque nous débouchâmes soudain sur la grand-route. Au même moment, un éclair de lumière et le vrombissement d'un moteur nous arrivèrent dessus, désagréablement proches. Un bruit sourd et un cri strident suivirent une seconde plus tard. La voiture s’arrêta, et quand j’arrivai sur place, je trouvai un jeune homme penché sur une masse sombre et immobile couchée au bord de la route.
— Vous avez tué mon Esmé, m’écriai-je avec amertume.
— Je suis affreusement désolé, dit le jeune homme, je m’occupe moi-même de chiens, je sais donc ce que vous pouvez ressentir. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour réparer.
— Je vous prie de l’enterrer sur le champ, dis-je; je pense que c’est tout ce que je puis vous demander.
Il interpela le chauffeur:
— Apportez la bêche, William.
Les funérailles au bord de la route furent d’autant plus hâtives qu’elles étaient imprévues.
Le creusement d'une fosse assez grande prit un certain temps.
— Dites donc, c’est un sacré morceau, dit l'automobiliste alors que le cadavre était versé dans la tranchée. Je crains qu’il ne s’agisse d’un animal précieux.
— Il a fini second de sa catégorie à Birmingham l'an dernier, dis-je avec résolution.
Constance renifla bruyamment.
— Ne pleurez pas, ma chérie, dis-je d’une voix brisée; tout a été fini en un instant. Il ne peut avoir beaucoup souffert.
— Écoutez, dit le jeune homme au désespoir, laissez-moi seulement faire quelque chose à titre de réparation.
Je refusai courtoisement, mais comme il insistait, je lui laissai mon adresse.
Bien sûr, nous restâmes sur notre quant-à-soi dans la suite de la soirée. Sir Pabham s’était bien gardé d’annoncer la disparition de sa hyène; quand un animal exclusivement frugivore s’était évadé de son parc un an ou deux auparavant, il avait versé des dédommagements pour onze moutons et repeupler pratiquement tous les poulaillers de ses voisins. L’évasion d’une hyène risquait de porter les choses à l'échelle d'une subvention gouvernementale. Les bohémiens étaient d’une égale discrétion quant à la disparition de leur progéniture; je ne crois pas que, dans ces vastes campements, ils savent exactement, à un ou deux près, combien ils ont d’enfants.
La baronne s’interrompit pensivement avant de poursuivre:
— Il y eut cependant une suite à l'aventure. Je reçus par la poste une charmante petite broche en diamant, avec le nom Esmé serti dans un brin de romarin. Accessoirement, j’ai aussi perdu l'amitié de Constance Broddle. Voyez-vous, quand j’ai vendu la broche, j’ai catégoriquement refusé de lui donner la moindre part. Je lui ai fait observer que le volet Esmé de l'affaire relevait de ma propre invention, et que le volet hyène appartenait à lord Pabham, s’il s’agissait vraiment de sa hyène, ce qui, bien sûr, ne m’a jamais été prouvé.
(The Match-Maker)
L'horloge du grill-room sonna onze heures avec la toute la respectueuse discrétion de quelqu’un dont la mission dans la vie est de rester ignoré. Lorsque la fuite du temps rendrait pour de bon l'abstinence et la migration impératives l'appareil d'éclairage signalerait le fait de la manière habituelle.
Six minutes plus tard, Clovis s’approcha de la table, dans l'espérance bénie de celui qui n’a dîné que sur le pouce longtemps auparavant.
— Je meurs de faim, annonça-t-il, faisant un effort pour s’asseoir avec grâce tout en lisant le menu.
— Le fait que vous soyez presque ponctuel en dit long, dit son hôte. Je dois vous avoir dit que je suis un Réformateur Alimentaire. J’ai commandé deux rations de pain, du lait et des biscuits diététiques. J'espère que cela ne vous dérange pas.
Clovis prétendit plus tard que, pendant une fraction de seconde, il crut se sentir blêmir au-dessus du col de sa chemise.
— Tout de même, dit-il, vous ne devriez pas plaisanter avec ça. De telles personnes existent réellement. Je connais des gens qui en ont rencontrés. Traverser la vie en avalant de la sciure et en être fier alors qu’il y a tant de choses adorables à déguster sur la terre.
— Ils sont comme les Flagellants, au Moyen Age, qui se mortifiaient eux-mêmes.
— Eux, ils avaient une excuse, dit Clovis. Ils le faisaient pour le salut de leur âme immortelle, n’est-ce pas? Vous n’allez pas me dire pas me dire qu'un homme qui n'aime pas les huîtres, les asperges et le vin possède une âme, ni même un estomac. Il est simplement particulièrement doué pour le malheur.
Pendant quelques instants bénis, Clovis s’absorba dans une tendre intimité avec une succession d'huîtres qu’il fit rapidement disparaître.
— Je pense que les huîtres sont meilleures que n’importe quelle religion, poursuivit-il bientôt. Non seulement elles nous pardonnent notre cruauté, mais elles la justifient et nous encouragent à continuer d’être absolument abominables avec elles. A chaque fois qu’il en arrive à la table du souper, il semble qu’elles pénètrent l’esprit de la chose en profondeur. Il n’y a rien, dans le Christianisme ou dans le Bouddhisme, qui vaille la sympathique abnégation d'une huître. Aimez-vous mon nouveau gilet? Je le porte ce soir pour la première fois.
— Il ressemble à un grand nombre de ceux que vous avez portés ces temps derniers, mais en pire. Porter un nouveau gilet au diner tourne chez vous à l’habitude.
— On dit qu’on doit toujours payer les excès de sa jeunesse; heureusement que ce n'est pas vrai pour les vêtements. Ma mère songe à se marier.
— Encore!
— C’est la première fois.
— Bien sûr, vous devez bien le savoir. J’étais sur l’impression qu'elle avait été déjà été mariée au moins une ou deux fois.
— Trois fois, pour être mathématiquement précis. Je voulais dire que c’était la première fois qu’elle songeait à le faire; les autres fois, elle l'a fait sans y penser En réalité, c’est moi qui, en l’occurrence, réfléchis pour elle. Voyez-vous, il y a tout juste deux ans que son dernier mari est décédé.
— Vous pensez évidemment que la brièveté est l’essence même du veuvage.
— Eh bien, ce qui m'a frappé, c’est qu’elle avait fait l’acquisition d’un vélomoteur et qu'elle commençait à s’en servir, ce qui ne lui convenait guère. Le premier symptôme que j’ai observé, c’est quand elle s’est mise à se plaindre que nous vivions au-dessus de nos moyens. De nos jours, tous les gens comme il faut vivent au-dessus de leurs moyens, et ceux qui ne sont pas respectables vivent au-dessus des moyens des autres. Quelques individus doués parviennent à faire les deux.
— C’est à peine plus un don qu’une technique.
— La crise est venue, répondit Clovis, quand elle a soudain avancé une théorie selon laquelle les heures tardives étaient néfastes, et a exigé que je sois rentré à une heure tous les soirs. Imaginez ce genre de chose pour moi, qui ai eu dix-huit à mon dernier anniversaire.
— À vos deux derniers anniversaires, pour être mathématiquement précis.
— Oh, eh bien, ce n'est pas ma faute. Je ne saurais atteindre mes dix-neuf ans tant que ma mère reste à trente-sept. Il faut avoir un certain respect pour les apparences.
— Peut-être votre mère accepterait-elle de vieillir un peu si elle arrivait à se ranger.
— C'est la dernière chose à quoi elle pourrait penser. Quand elles veulent réformer quelque chose, les femmes commencent toujours par les défauts des autres. C’est pourquoi je tenais tant à l'idée de mari.
— Êtes-vous allé jusqu’à choisir le gentleman, ou n’avez-vous encore que lancé l’idée générale en comptant sur le pouvoir de la suggestion?
— Si on veut que quelque chose aboutisse rapidement, il faut s’en charger soi-même. J’ai trouvé un militaire qui rôdait au club comme une âme en peine, et je l’ai invité une deux fois à déjeuner à la maison. Il a passé la plus grande partie de sa vie aux frontières de l'Inde, à construire des routes, à soulager les famines et à minimiser les tremblements de terre, toutes ces choses qu’on fait sur les frontières. Il pouvait s’exprimer comme un cobra hargneux dans une quinzaine de dialectes indigènes, et savait sans doute quoi faire s’il trouvait un éléphant solitaire sur son terrain de croquet; seulement, il était timide et se méfiait des femmes. En privé, j’avais parlé de lui à ma mère comme d’un misogyne convaincu; de sorte qu’évidemment, elle s’est mise à flirter tout ce qu'elle savait, ce qui n’est pas rien.
— Et le gentleman y a été sensible?
— Le bruit court au club qu’il est à la recherche d’un emploi Colonial, avec énormément de dur labeur, pour un de ses jeunes amis, ce dont je conclus qu'il a dans l’idée de se marier dans la famille.
— Vous semblez destiné à être la victime de la réforme, après tout.
En même temps qu’un début de sourire, Clovis essuya une trace de café turc sur ses lèvres, et abaissa lentement sa paupière droite. Ce qui, interprété, voulait sans doute dire, «JE NE CROIS PAS!»
(Tobermory)
C’était un après-midi glacial et pluvieux de la fin août, cette saison mal définie où les perdrix sont soit encore en sécurité, soit enfermées dans des glacières, et où il n’y a rien à chasser – à moins d’aller vers le nord, au-delà du Canal de Bristol, auquel cas il est possible de traquer le grand cerf rouge en toute légalité. La partie de campagne de Lady Blemley n’avait pas lieu au nord du Canal de Bristol, de sorte que cette après-midi-là, un nombre considérable de ses invités était attablés autour du thé. Et, malgré la vacuité de la saison et la banalité des circonstances, on ne trouvait dans la société nul signe de cette nervosité fatiguée qui est le symptôme de la terreur qu’inspire le pianola, et d’un désir peu enthousiaste pour le bridge. Si la société toute entière ne dissimulait pas qu’elle était bouche-bée, c’était parce que son attention était accaparée par la personnalité d’une décevante modestie de Mr. Cornelieus Appin. De tous les invités, c’était celui qui était venu chez Lady Blemley avec la réputation la plus confuse. On disait de lui qu’il était «intelligent», et que Lady Blemley l’avait invité dans l’attente modérée qu’une part au moins de son intelligence contribuerait au divertissement général. Jusqu’à l’heure du thé, elle avait été incapable de découvrir sur quel terrain son intelligence pouvait éventuellement se manifester. Il n’était ni un esprit brillant, ni un champion de croquet, il n’avait aucun pouvoir hypnotique et n’était à l’initiative d’aucune représentation de théâtre amateur. Rien dans son apparence extérieure n’évoquait le type d’homme chez qui les femmes sont enclines à pardonner une bonne dose de déficience mentale. Il disparaissait simplement en tant que Mr. Appin, et le prénom de Cornelius paraissait un coup de bluff baptismal qui n’abusait personne. Et voilà qu’il prétendait avoir lancé sur le monde une découverte à côté de laquelle les inventions de la poudre, de l'imprimerie et de la machine à vapeur n’étaient que négligeables broutilles. Au cours des dernières décennies, la science avait fait des progrès ahurissants dans de nombreux domaines, mais cette invention semblait davantage tenir du miracle que de l’exploit scientifique.
— Et vous nous demandez vraiment de croire, dit Sir Wilfrid, que vous avez découvert le moyen d’instruire les animaux dans l'art de la parole humaine, et que ce cher vieux Tobermory s’est révélé être votre première réussite?
— C’est une question sur laquelle j’ai travaillé pendant les dix-sept dernières années, dit Mr. Appin, mais ce n’est qu’au cours des huit ou neuf derniers mois que les premières lueurs du succès ont récompensé mes efforts. Bien sûr, j’ai fait des expériences sur des milliers d'animaux, mais ces derniers temps uniquement sur des chats, ces fantastiques créatures qui se sont si merveilleusement adaptés à notre civilisation tout en gardant très développés tous leurs instincts sauvages. Ici et là, parmi les chats, se rencontre une intelligence supérieurement exceptionnelle, tout comme dans le tout-venant des êtres humains, et quand je fis la connaissance de Tobermory, il y a une semaine, j'ai tout de suite compris que j’étais en présence d’un «Maître-chat» d’une intelligence extraordinaire. J'étais déjà allé bien loin sur le chemin de la réussite au cours de mes récentes expériences; avec Tobermory, comme vous l'appelez, j’ai atteint l'objectif.
Mr. Appin conclut sa déclaration remarquable d’une voix qu’il s’évertuait à débarrasser de ses inflexions triomphantes. Personne ne prononça le mot «Balivernes», bien que les lèvres de Clovis se tordirent dans une contorsion sans doute destinée à l’empêcher de s’en échapper[1].
— Et vous voulez dire, demanda Miss Resker après une courte pause, que vous avez appris à Tobermory à énoncer et à comprendre des phrases simples d'une syllabe?
— Ma chère Miss Resker, dit le thaumaturge avec patience, c’est aux petits enfants, aux sauvages et aux adultes arriérés qu’on enseigne ainsi, pas à pas; une fois que l’on a résolu le problème d’amorcer le processus avec un animal d'une intelligence très développée, point n’est besoin de ces méthodes hésitantes. Tobermory peut parler notre langue parfaitement couramment.
Cette fois, Clovis prononça très distinctement: «Foutaises!» Sir Wilfrid resta plus poli, mais était tout aussi sceptique.
— Ne ferions-nous pas mieux de faire venir le chat pour en juger par nous-mêmes? suggéra Lady Blemley.
Sir Wilfrid partit à la recherche de l'animal, et la société s'installa dans l'attente languissante d'assister au numéro plus ou moins adroit d’un ventriloque de salon.
Au bout d’une minute, Sir Wilfrid était de retour dans la pièce, le visage blêmi sous son bronzage et les yeux écarquillés par l’excitation.
— Par le Ciel, c’est vrai!
Son excitation était incontestablement authentique, et ses auditeurs se penchèrent en avant avec un frisson, leur intérêt réveillé.
S’affalant dans un fauteuil, il poursuivit, à bout de souffle:
— Je l'ai trouvé qui somnolait dans le fumoir, et je lui ai crié de venir prendre son thé. Il a cligné des yeux sur moi comme à son habitude, et je lui ai dit: «Allons, Toby; ne nous fais pas attendre; et, par le Ciel! il a répondu d'une voix traînante et horriblement naturelle qu'il viendrait quand ça lui chanterait! J’en suis presque sorti de ma peau!
Appin avait prêché devant des auditeurs absolument incrédules; la déclaration de Sir Wilfrid emporta instantanément leur conviction. Un chœur d’exclamations de surprise digne de la tour de Babel s’éleva, au milieu duquel le scientifique demeura silencieux, savourant les premiers fruits de sa prodigieuse découverte.
C’est au milieu de cette clameur que Tobermory fit son entrée dans la pièce et, avec une indifférence affectée, se faufila de son pas de velours à travers le groupe assis autour de la table à thé.
Un silence maladroit et contraint tomba sur la société. D'une certaine manière, cela semblait plutôt embarrassant de s’adresser d’égal à égal avec un chat domestique à la capacité dentaire reconnue.
— Veux-tu un peu de lait, Tobermory? demanda Lady Blemley d'une voix plutôt tendue.
— Je ne sais pas trop, fut la réponse, prononcée sur le ton d’une même indifférence.
Un frisson d'excitation contenue parcourut les auditeurs, et Lady Blemley fut bien excusable de verser le lait dans la soucoupe d’une main hésitante.
— Je crains d'en avoir renversé une bonne partie, s’excusa-t-elle.
— Après tout, ce n'est pas moi qui paye, répliqua Tobermory.
Un autre silence tomba sur le groupe, puis Miss Resker, de sa manière la plus courtoise, demanda si le langage humain avait été difficile à apprendre. Tobermory la considéra droit dans les yeux pendant un moment, puis son regard serein se fixa à mi-chemin d’elle. Il était évident que les questions oiseuses n’entraient pas dans ses conceptions de la vie.
— Que pensez-vous de l'intelligence humaine? demanda gauchement Mavis Pellington.
— De l’intelligence de qui en particulier? demanda froidement Tobermory.
— Oh, eh bien, de la mienne par exemple, dit Mavis, avec un léger rire.
— Vous me mettez dans une situation embarrassante, dit Tobermory, dont le ton et l'attitude ne suggéraient certainement pas la moindre gêne. Lorsqu’il a été question de vous inclure dans ce séjour, Sir Wilfrid a protesté que vous étiez la femme la plus écervelée de sa connaissance, et qu'il y avait une grande différence entre une partie de campagne et un séjour thérapeutique destiné aux faibles d'esprit. Lady Blemley a répondu que votre manque de jugeote était précisément la qualité qui vous valait votre invitation, car vous étiez la seule personne qu'elle estimait assez stupide pour acheter leur vieille voiture, vous savez, celle qu'ils appellent «Le désir de Sisyphe», parce qu’elle ne grimpe au sommet de la colline que si on la pousse.
Les protestations de Lady Blemley auraient eu plus d'effet si elle n'avait pas, le matin même, suggéré par hasard à Mavis que la voiture en question était tout à fait ce qu’il lui fallait juste pour se rendre dans sa résidence du Devonshire.
Le Major Barfield se risqua péniblement à une diversion.
— Qu’en est-il de vos aventures avec la petite minette de l’écurie, hein?
Au moment même où il prononça ces paroles, tout le monde réalisa la bévue.
— Habituellement, on ne discute pas ces questions en public, dit Tobermory avec froideur. Après avoir quelque peu observé vos manières depuis que vous êtes dans cette maison, j’imagine que vous trouveriez déplacé que je détourne la conversation vers vos propres petites affaires.
La panique qui suivit ne se limita pas au major.
— Et si tu allais voir si la cuisinière a préparé ton repas? suggéra Lady Blemley précipitamment, affectant d'ignorer le fait qu'il s’en fallait au moins de deux heures avant le dîner de Tobermory.
— Merci, dit Tobermory, pas tout à fait si vite après mon thé. Je ne souhaite pas mourir d'indigestion.
— Les chats ont neuf vies, vous savez, dit Sir Wilfrid avec chaleur.
— Peut-être, répondit Tobermory; mais un seul foie.
— Adélaïde! dit Mrs. Cornett, allez-vous encourager ce chat à aller déblatérer sur nous à l’office?
La panique était en effet devenue générale. À Towers, une étroite balustrade ornementale courait devant la plupart des fenêtres des chambres, et on se rappelait avec consternation qu’elle était à toute heure la promenade favorite de Tobermory, d'où il pouvait observer les pigeons – et Dieu sait quoi d'autre par ailleurs. S'il avait l'intention de s’en souvenir, avec son actuel franc-parler, l'effet en serait plus que déconcertant. Mrs. Cornett, qui passait beaucoup de temps à sa table de toilette, et dont le teint était réputé être celui d’une bourlingueuse malgré un naturel casanier, semblait aussi mal à l'aise que le major. Miss Scrawen, qui écrivait une poésie d’une violente sensualité et menait une existence irréprochable, affichait simplement une certaine irritation; si vous êtes méthodique et vertueux dans le privé, vous ne souhaitez pas nécessairement que cela se sache. Bertie van Tahn, qui, à dix-sept ans, était si dépravé qu'il avait depuis longtemps renoncé à l’être davantage, virait à la nuance terne d’un gardénia blanc, mais ne commit pas l'erreur de se précipiter hors de la pièce comme le fit Odo Finsberry, un jeune gentleman qui était pressenti pour lire les prières à l'Eglise et était peut être perturbé à l'idée des scandales qu'il pourrait entendre à propos d'autres personnes. Clovis eut la présence d'esprit de garder le masque; par devers lui, il calculait combien de temps il faudrait pour se procurer, par l’intermédiaire d’une agence de troc et d’échange, un lot de souris qui pourraient servir de monnaie d’échange.
Même dans une situation aussi délicate, Agnes Resker ne pouvait supporter de rester trop longtemps à l’arrière-plan.
— Qu’est-ce que je suis donc venue faire ici? demanda-t-elle d’un ton dramatique.
Tobermory saisit immédiatement la perche.
— A en juger par ce que vous avez dit à Mrs. Cornett sur le terrain de croquet hier, vous êtes venue pour manger. Vous avez décrit les Blemley comme que les gens les plus assommants chez qui résider que vous connaissiez, mais qui avaient assez d’intelligence pour employer une cuisinière de premier ordre, sans quoi ils auraient du mal à trouver quelqu'un pour revenir une seconde fois.
— Il n'y a pas un mot de vrai là-dedans! J’en appelle à Mrs. Cornett – s’écria Agnès, toute déconfite.
— Mrs. Cornett a répété votre remarque à Bertie van Tahn, poursuivit Tobermory, et a dit: «Cette femme est une habituée des Hunger Marcher; elle irait n’importe où pour quatre repas par jour,» et Bertie van Tahn a dit –
À ce point, par bonheur, le chroniqueur s’interrompit. Tobermory avait aperçu le grand Tom jaune du Presbytère qui se frayait un chemin en direction de l’écurie. En un éclair, il disparut par la porte-fenêtre qui était ouverte.
Avec la disparition de son trop brillant élève, Cornelius Appin se trouva assailli par un ouragan d’amers reproches, de requêtes anxieuses, et de supplications effrayées. Il était responsable de la situation, et devait éviter que les choses ne s’aggravent. Tobermory pouvait-il transmettre son redoutable don aux autres chats? Telle était la première question à laquelle il devait répondre. Il était possible, répondit-il, qu'il ait pu initier son amie intime, la minette des écuries, à son nouveau talent, mais il est peu probable que son enseignement ait déjà pu porter ses fruits.
— Alors, dit Mrs. Cornett, Tobermory est peut être un chat précieux et un bon animal de compagnie, mais je suis sûr que vous serez d'accord, Adelaïde, que lui et la chatte des écuries doivent être éliminés sans délai.
— Vous ne pensez pas tout de même pas que je n’ai pas passé un mauvais quart d’heure, non? dit Lady Blemley avec amertume. Mon mari et moi sommes très attachés à Tobermory – au moins, nous l’étions avant que cet effroyable don lui ait été inculqué; mais à présent, il est évident que la seule chose à faire est de l’éliminer dès que possible
— Nous pouvons mettre un peu de strychnine dans les portions qu’on lui donne habituellement à l'heure du dîner, dit Sir Wilfrid, et je vais moi-même aller noyer la minette des écuries. Le cocher sera très en peine de perdre sa petite compagne, mais je lui dirai que les deux chats ont été atteints d’une forme de gale très virulente que nous avons peur de voir se propager dans les chenils.
— Mais ma grande découverte! vitupéra Mr. Appin; après toutes mes années de recherche et d’expérimentation –
— Vous pouvez toujours aller expérimenter sur les Shorthorn à la ferme; ils sont sous contrôle, dit Mrs. Cornett, ou sur les éléphants au jardin zoologique. On dit qu’ils sont très intelligents, et ils ont cette qualité, qu’ils ne viennent pas ramper dans nos chambres jusque sous les chaises, et pire encore.
Un archange proclamant en termes extatiques la venue du Millénaire, puis découvrant que l’événement devrait être reporté aux calendes grecques[2], aurait difficilement pu se sentir plus dépité que Cornelius Appin devant l’accueil réservé à sa merveilleuse réussite. Cependant, il avait l'opinion publique contre lui – en fait, si l’ensemble de l’électorat avait été consulté sur le sujet, il est probable qu’une forte minorité aurait voté en faveur de l’introduction de la strychnine dans son régime alimentaire.
Le manque d’entrain et le désir impatient de voir la question réglée empêchèrent la dispersion immédiate de la compagnie. Quoiqu’il en soit, ce soir-là, le dîner ne fut pas un modèle de convivialité. Sir Wilfrid avait eu pas mal de fil à retordre avec la minette des écuries, puis avec le cocher. Agnes Resker limita ostensiblement son repas à une tranche de pain grillé, dans laquelle elle mordait comme s’il s’agissait d’un ennemi personnel; tandis que Mavis Pellington observa un silence vindicatif pendant tout le repas. Lady Blemley entretenait le flux de ce qu'elle espérait être une conversation, mais son attention restait fixée sur la porte. Une assiette de restes de poissons soigneusement dosée était préparée sur le buffet, mais le dessert et les sucreries passèrent sans qu’aucun Tobermory ne fît son apparition, que ce fût dans la salle à manger ou dans la cuisine.
Ce funèbre repas était cependant tout de primesaut à côté de la veillée qui suivit dans le fumoir. Manger et boire avaient au moins fourni une distraction et un dérivatif à l'embarras général. Dans l’état de tension générale dans lequel se trouvaient les nerfs et les humeurs, il ne pouvait être question d’un bridge, et après qu’Odo Finsberry eut donné une lugubre interprétation de «Mélisande dans les bois» devant un public glacial, la musique fut tacitement mise de côté. A onze heures, les domestiques se retirèrent, annonçant qu’on avait, comme chaque soir, laissé ouverte la petite fenêtre du cellier, pour l’usage privé de Tobermory. Les invités parcoururent leur habituel lot de magazines, se repliant progressivement, sur le «Badminton Library» et la collection reliée du Punch. Lady Blemley faisait des visites périodiques dans le cellier, revenant à chaque fois avec une expression anéantie qui rendait toute question inutile.
A deux heures Clovis rompit le silence envahissant.
— Il ne rentrera pas ce soir. À l’heure qu’il est, il se trouve probablement dans les bureaux d'un journal local, dictant le premier volume de ses mémoires. Le bouquin de Lady Je-Ne-Sais-Plus-Qui ne sera pas dedans. Ça sera l'événement du jour.
Après cette contribution à la bonne humeur générale, Clovis se retira. Les différents membres de la compagnie suivirent son exemple à de longs intervalles.
Les domestiques qui servirent le premier thé du matin firent une annonce uniforme en réponse à une question uniforme. Tobermory n’était pas rentré.
Le petit déjeuner fut, si c’était possible, encore plus désagréable que ne l’avait été le dîner, mais avant sa conclusion, la situation s’éclaircit. Le cadavre de Tobermory fut rapporté d’un bosquet où un jardinier venait de le découvrir. Des griffures sur sa gorge et les poils de fourrure jaune accrochées à ses griffes montraient à l’évidence qu’il avait succombé dans un combat inégal avec le grand Tom du Presbytère.
A midi, la plupart des invités avaient quitté les Towers, et après le déjeuner, Lady Blemley avait suffisamment recouvré ses esprits pour écrire une lettre extrêmement désagréable au Presbytère au sujet de la perte de son précieux animal de compagnie.
Tobermory avait été un brillant élève de Appin, mais il ne devait avoir aucun successeur. Quelques semaines plus tard, un éléphant du Jardin zoologique de Dresde, qui n’avait jamais manifesté le moindre irritabilité, se déchaîna et tua un Anglais qui, apparemment, le taquinait. Le nom de la victime était diversement rapporté dans les journaux comme Oppin ou Eppelin, mais son prénom de Cornelius était fidèlement cité.
— S'il essayait les verbes irréguliers allemands sur la pauvre bête, dit Clovis, il n’a eu que ce qu’il méritait.
(Mrs. Packletide Tiger’s)
Mrs. Packletide désirait tirer un tigre, et tel était son but. Non que la soif de tuer lui fût soudain tombée dessus, ou qu'elle sentît qu'elle ne pouvait quitter l'Inde qu’en la laissant, avec moins d’une fraction de bête sauvage par million d'habitants, plus sûre et plus saine qu'elle ne l'avait trouvée. La raison décisive de son soudain écart sur les traces de Nimrod[3] était qu’un pilote algérien avait récemment fait parcourir onze miles en avion à Loona Bimberton, et qu’elle ne parlait plus que de cela; seule une peau de tigre qu’elle se serait personnellement procurée et une abondante récolte de photographies de presse pourrait contrer ce genre de chose avec succès. Dans son esprit, Mrs. Packletide avait déjà organisé la réception qu’elle donnerait dans sa résidence de Curzon Street, prétendument en l'honneur de Loona Bimberton, une peau de tigre occupant en grande partie le devant de la scène – et la totalité de la conversation. Elle avait également déjà imaginé la griffe de tigre montée en broche dont elle lui ferait cadeau pour son prochain anniversaire. Dans un monde supposé être essentiellement préoccupé par la faim et par l'amour, Mrs. Packletide était une exception; ses actions comme ses motivations étaient en grande partie régies par son aversion pour Loona Bimberton.
Les circonstances s’avérèrent propices. Mrs. Packletide avait offert mille roupies pour avoir l’opportunité de tirer un tigre sans trop de risques ni d’efforts, et il se trouva que le village voisin pouvait se vanter d'être le rendez-vous favori d'un animal aux antécédents respectables, mais que l’accumulation des infirmités dues à l’âge avait contraint de renoncer à son goût pour la destruction et de limiter ses appétits aux animaux domestiques les plus insignifiants. La perspective de gagner les mille roupies avait stimulé l’esprit sportif et l'instinct commercial des villageois; les enfants restaient en postés nuit et jour à la lisière de la jungle locale pour prévenir du retour du tigre dans le cas improbable où il tenterait de s’éloigner de ses terrains de chasse, et on avait laissé là les chèvres appartenant aux races les moins onéreuses avec une insouciance étudiée pour qu’il se satisfasse de ses terrains de chasse actuels. Le grand souci était la peur qu'il ne meure de vieillesse avant la date fixée pour la chasse de la «memsahib»[4]. Les mères qui rentraient chez elles à travers la jungle après leur journée de travail aux champs en portant leurs bébés cessèrent de chanter de peur de troubler le sommeil réparateur du vénérable prédateur des troupeaux.
La grande nuit arriva à son heure, lunaire et sans nuages. Une plate-forme avait été aménagée dans un arbre commodément placé, sur lequel se tenaient accroupies Mrs. Packletide et sa compagne, Miss Mebbin, qui était à ses gages. Une chèvre, douée d'un bêlement particulièrement persistant, tel qu’on pouvait raisonnablement s'attendre à ce que même un tigre à moitié sourd l’entende par une nuit paisible, était attachée à une distance convenable. Avec un fusil réglé avec précision et un jeu de cartes pour faire des réussites, la sportswoman attendait la venue de sa proie.
— Je suppose que nous sommes quelque peu en danger? dit Miss Mebbin.
Ce n’était pas tant la bête sauvage qui la rendait nerveuse que la peur morbide de réaliser un atome de service en plus de ce pourquoi elle avait été payée.
— Absurde, dit Mrs. Packletide; il s’agit d’un très vieux tigre. Il ne pourrait pas sauter jusqu’ici, même s’il le voulait.
— Si c’est un vieux tigre, je pense que vous pourriez l’avoir pour moins cher. Un millier de roupies, c’est beaucoup d'argent.
Louisa Mebbin adoptait l’attitude protectrice d’une sœur aînée envers l'argent en général, quelle que soit sa nationalité ou sa dénomination. Son intervention énergique avait sauvé plus d’un rouble d’aller se faire dilapider dans quelque hôtel de Moscou, et les francs et les centimes lui collaient instinctivement aux doigts, dans des circonstances qui les eût conduit tête baissée hors de mains moins sympathiques. Ses spéculations sur la dépréciation des tigres encore sur le marché furent interrompues par l’entrée en scène de l’animal lui-même. Dès qu'il aperçut la chèvre captive, il se coucha à plat sur le sol, apparemment moins désireux de profiter de l’aubaine que dans le but de grappiller un peu de repos avant de se lancer à l’assaut.
— On dirait qu'il est malade, dit Louisa Mebbin, à voix basse et en hindoustani, au profit du chef du village embusqué dans un arbre voisin.
— Silence! dit Mrs. Packletide.
À ce moment, le tigre commença à progresser vers sa proie.
— Maintenant, maintenant! exhorta Miss Mebbin avec une certaine excitation; s'il ne touche pas à la chèvre nous n’aurons pas à la payer. (L'appât était compté en sus.)
Le fusil tonna violemment, et le gigantesque fauve bondit sur le côté, avant de rouler dans le silence de la mort. En un instant, une foule d'indigènes surexcités avait essaimé sur la scène, et leurs cris transportèrent rapidement l’heureuse nouvelle jusqu’au village, où un roulement de tam-tams reprit le refrain triomphal. Et leur triomphe et leur joie trouvèrent un écho tout prêt dans le cœur de Mrs. Packletide; cette réception dans sa résidence de Curzon Street lui paraissait infiniment plus proche.
Ce fut Louisa Mebbin qui attira l’attention sur le fait que la chèvre agonisait, blessée mortellement par une balle, alors qu’on ne trouvait aucune trace d’un coup de fusil fatal sur le tigre. À l’évidence, c’était le mauvais animal qui avait été frappé, et la bête fauve avait succombé à une crise cardiaque, causée par la détonation soudaine de la carabine, et accélérée par sa sénilité. Mrs. Packletide était passablement ennuyée par cette découverte; mais, en tout cas, elle était en possession d’un tigre mort, et les villageois, soucieux de leur millier de roupies, ne demandaient pas mieux que d’accréditer la fiction selon laquelle elle avait tiré la bête. Et Miss Mebbin était à ses gages. En conséquence de quoi ce fut le cœur léger que Mrs. Packletide affronta les appareils de prise de vue, et son portrait étendit sa renommée du Texas Weekly Snapshooot[5] au supplément illustré du lundi du Novoe Vremya[6]. Quant à Loona Bimberton, elle refusa pendant des semaines de regarder un journal illustré, et sa lettre de remerciement pour le cadeau d'une griffe de tigre montée en broche fut un modèle d'émotions refoulées. Quant à la réception, elle s’y refusa; il y a des limites au-delà desquelles le refoulement des émotions devient dangereux.
De Curzon Street, la peau de tigre voyagea jusqu’à Manor House, où elle fut dûment examinée et admirée par tout le comté, et il apparut convenable et approprié que Mrs. Packletide se rendît au Bal Costumé du Comté travestie en Diane. Elle refusa cependant de donner suite à la suggestion de Clovis de participer à une danse primitive au cours de laquelle chacun devait porter les peaux des bêtes qu'il avait récemment tuées. «Je devais plutôt avoir l’air d’un poupon dans ses langes,» avoua Clovis, «affublé de quelques malheureuses peaux de lapin, mais après tout,» ajouta-t-il avec un regard plutôt malveillant sur les proportions de Diane, «ma silhouette vaut tout autant que celle de cette danseuse russe.»
— Comme les gens s’amuseraient s’ils savaient ce qui s’est réellement passé, déclara Louisa Mebbin quelques jours après le bal.
— Que voulez-vous dire? demanda aussitôt Mrs. Packletide.
— Comment vous avez tiré la biquette et fait mourir le tigre de peur, dit Miss Mebbin, dans un rire joyeux qui sonna désagréablement.
— Personne ne le croirait, dit Mrs. Packletide, son visage changeant de couleur aussi vite que si elle traversait un catalogue de modèles d’avant la nuit des temps.
— Loona Bimberton le croirait, elle, dit Miss Mebbin. Le visage de Mrs. Packletide vira à une peu seyante nuance de blanc verdâtre.
— Vous n’allez pas me dénoncer? demanda-t-elle.
— J’ai trouvé une maison de campagne, près de Dorking, que j’aimerais assez acquérir, dit Miss Mebbin avec un semblant d’impertinence. Six cent quatre-vingt, en toute propriété. Une excellente affaire, si seulement je disposais de cette somme.
.....
La jolie maison de campagne de Louisa Mebbin, baptisée «Les Fauves» par ses propres soins, si gaie en été avec ses bordures de lys tigrés, fait l’étonnement et l'admiration de ses amis.
«Louisa s’en occupe à merveille,» est le verdict généralement rendu.
Mrs. Packletide ne se livre plus à la chasse au gros gibier.
«Les faux-frais sont tellement élevés», avoue-t-elle en confidence devant la curiosité de ses amis.
(The Stampeding of Lady Bastable)
— Ce qui serait plutôt bien, c’est que vous vous occupiez de Clovis pendant les six jours où je serai dans le nord chez les MacGregor, dit Mrs. Sangrail d’une voix ensommeillée à travers la table du petit déjeuner. C’était là son invariable artifice, à chaque fois que quelque chose, quoi que ce fût, lui tenait particulièrement à cœur, de parler d'une voix endormie et doucereuse, de sorte que les gens baissaient leur garde et se laissaient fréquemment embobiner avant d’avoir seulement réalisé qu'elle était vraiment en train de leur demander quelque chose. Toutefois, Lady Bastable ne se laissait pas facilement prendre au dépourvu; peut-être connaissait-elle cette voix et ce qu'elle présageait – en tout cas, elle connaissait Clovis.
Elle fronça les sourcils en considérant une tranche de pain grillé qu’elle mangea en prenant son temps, comme si elle voulait donner l'impression qu’elle en souffrait davantage que le pain grillé; mais aucune allusion à une quelconque mesure d’hospitalité au bénéfice de Clovis ne franchit ses lèvres.
— Ce serait très pratique pour moi, poursuivit Mrs. Sangrail, abandonnant le ton insouciant. Je ne veux surtout pas l’emmener chez les MacGregor, et ce ne sera que pour six jours.
— Cela paraîtra bien plus long, dit Lady Bastable d’un ton lugubre. La dernière fois qu'il est resté ici pour le week –
— Je sais, interrompit vivement l'autre, mais il y a près de deux ans de cela. Il était plus jeune à l’époque.
— Mais il ne s'est pas arrangé, dit son hôtesse; ce n’est pas la peine de vieillir si c’est seulement pour apprendre de nouvelles façons de mal se conduire.
Mrs. Sangrail n’était pas en mesure d’argumenter la question; depuis les dix-sept ans de Clovis, elle n'avait jamais cessé de déplorer son incorrigible sale caractère auprès de tout son entourage, et c’est avec un scepticisme poli qu’on aurait accueilli la moindre allusion à la perspective d’une réforme. Elle renonça à une vaine tentative de cajolerie et recourut sans détour à la corruption.
— Si vous le gardez ici pendant ces six jours, j’annulerai ce compte de bridge resté en suspens.
Il ne s’agissait que de quarante-neuf shillings, mais Lady Bastable aimait les shillings d’un amour intense et profond. Perdre de l'argent au bridge et ne pas avoir à payer était une de ces rares expériences qui donnaient au jeu un attrait qu’il n’aurait jamais possédé autrement. Mrs. Sangrail aimait gagner aux cartes avec presque autant de ferveur, mais la perspective de laisser son rejeton en garde pendant six jours, et accessoirement d’épargner son billet de chemin de fer pour le nord, l’incita au sacrifice; quand Clovis fit une apparition tardive à la table du déjeuner, le marché était conclu.
— Pense donc, dit Mrs. Sangrail d’une voix endormie; Lady Bastable te demande fort aimablement de demeurer ici pendant que je me rends chez les MacGregor.
Clovis prononça une réponse appropriée de la manière la plus inadaptée, se mettant à mener des expéditions punitives parmi les plats du déjeuner, le visage tordu en un rictus qui eût sorti de son ronron une conférence sur la paix. L'arrangement conclu dans son dos lui était doublement désagréable. En premier lieu, il souhaitait tout particulièrement enseigner le poker-menteur[7] aux fils MacGregor, qui avaient les moyens de l’apprendre; d’autre part, la restauration chez les Bastable était du genre à classer parmi les largesses grossières, ce que Clovis traduisait par des largesses ne pouvant inspirer que des commentaires grossiers. En l’observant à travers ses paupières ostensiblement endormies, sa mère comprenait, à la lumière d’une longue expérience, qu’il serait nettement prématuré de se réjouir de la manœuvre. C’était une chose d’installer Clovis dans un recoin convenable du puzzle domestique; c’était tout à fait autre chose de l’y faire demeurer.
Lady Bastable avait coutume de se retirer dans le petit salon immédiatement après le petit déjeuner et de passer une heure tranquille à parcourir les journaux; ils étaient là, de sorte que c’était aussi bien d’en prendre pour son argent. La politique ne présentait que peu d’intérêt pour elle, mais elle était hantée par le pressentiment favori qu’un de ces jours, il se produirait un grand chambardement social, au cours duquel tout le monde serait assassiné par tout le monde. «Ça viendra plus vite que nous le pensons,» observait-elle sombrement; un mathématicien expert exceptionnellement doué aurait été bien en peine de calculer la date approximative de l’évènement à partir des bases fragiles et confuses sur lesquelles se fondait cette affirmation.
Ce matin-là, la vue de Lady Bastable trônant parmi ses journaux fournit à Clovis l'indice autour duquel son esprit avait tâtonné pendant tout le petit déjeuner. Sa mère était montée à l’étage pour surveiller le bouclage des bagages, et il était seul au rez-de-chaussée avec son hôtesse – et les domestiques. Ces derniers constituaient la clé de la situation. Clovis fit une irruption sauvage à l’office, vociférant des exclamations frénétiques et indistinctes: «Pauvre Lady Bastable! Dans le petit salon! Oh, vite!» L'instant d’après, le majordome, le cuisinier, le page, deux ou trois femmes de chambre, ainsi qu’un jardinier qui se trouvait dans la cuisine d’été formaient une farandole effrénée derrière Clovis, lequel s’en retournait vers le petit salon. Lady Bastable fut tirée de l'univers des journaux par le fracas d’un paravent japonais qui s’effondrait dans le hall. Puis la porte du salon s’ouvrit et son jeune invité se rua comme un fou à travers la pièce, lui hurlant au passage, «Une jacquerie! Ils en ont après nous!» avant de disparaître tel un faucon en cavale par la porte-fenêtre. La troupe épouvantée des domestiques surgit sur ses talons, le jardinier brandissant toujours la faucille avec laquelle il taillait les haies, et, emportés par l'élan qui les faisait foncer tête baissée, ils glissèrent et patinèrent sur le parquet ciré en direction du fauteuil où leur maîtresse restait assise dans une détresse stupéfaite et paniquée. Si elle avait eu ne fût-ce qu’un instant pour réfléchir, comme elle l’expliqua par la suite, elle se fût comportée avec davantage de dignité. Ce fut sans doute la faucille qui la décida, mais quoiqu’il en soit, elle suivit Clovis à travers la porte-fenêtre, et détala au loin à travers la pelouse sous les yeux de ses domestiques ébahis.
.....
La dignité perdue n’est pas quelque chose que l’on peut retrouver d’un claquement de doigts. Pour Lady Bastable et son maître d’hôtel, il fut presque aussi douloureux de revenir à des relations normales que de sortir d’une noyade. Une jacquerie, même conduite avec les intentions les plus respectueuses, ne peut manquer de laisser quelques stigmates de gêne derrière elle. Au déjeuner, cependant, la bienséance avait repris ses droits avec la rigueur accrue d’un rebond naturel à la suite de son récent bouleversement, et le repas fut servi avec une grandeur glaciale qui eût pu être copiée sur un modèle byzantin. Au milieu du repas, un plateau d'argent sur lequel était posée une longue enveloppe fut solennellement présenté à Mrs. Sangrail. L’enveloppe contenait un chèque de quarante-neuf shillings.
Les fils MacGregor ont appris à jouer au poker-menteur; après tout, ils pouvaient se le permettre.
(The Background)
— Le jargon artistique de cette femme me porte sur les nerfs, dit Clovis à son ami journaliste, tellement elle se gargarise en disant de certains tableaux qu’ils sont en «perpétuelle croissance» comme s’il s’agissait de variétés de champignons.
— Ça me rappelle, dit le journaliste, l'histoire d’Henri Deplis. Je ne te l’ai jamais racontée?
Clovis secoua la tête.
— Henri Deplis était né natif du Grand-Duché de Luxembourg. Parvenu à l’âge mûr, il devint voyageur de commerce. Son activité le conduisait souvent hors des limites du Grand-Duché, et il séjournait dans une petite ville du Nord de l'Italie quand, de chez lui, lui parvint la nouvelle qu’il était l’un des légataires d’un parent éloigné.
Ce n’était pas un legs considérable, même du modeste point de vue d’Henri Deplis, mais ça l’encouragea à des extravagances en apparence innocentes. En particulier, il se mit à fréquenter les arts du cru, en l’espèce les aiguilles de tatouage du Signor Andreas Pincini. Le Signor Pincini était, peut-être, le mieux doué des maîtres tatoueurs que l'Italie ait jamais connu, mais sa situation était vraiment misérable, et pour la somme de six cents francs, il s’engagea volontiers à recouvrir le dos de son client, des clavicules à la taille, d’une grandiose illustration de la Chute d'Icare. Le projet arrivé à son terme déçut quelque peu Mr. Deplis, qui croyait qu’Icare était une forteresse assiégée par Wallenstein pendant la guerre de Trente ans, mais il fut on ne peut plus satisfait par l'exécution du travail, lequel fut acclamé par tous ceux qui eurent le privilège de contempler ce chef-d'œuvre de Pincini.
Ce fut le plus grand et l’ultime effort de l'illustre artisan qui, sans même attendre d’avoir été payé, quitta cette vie, et fut inhumé sous une pierre tombale ornée de tant de putti[8] ailés qu’il n’y eût trouvé que peu de place pour exercer son art favori. Il laissait cependant une veuve, à laquelle étaient dus les six cents francs. Et c’est là que survient la grande crise dans l’existence d’Henri Deplis, voyageur de commerce. L'héritage, sous l’effet de nombreuses petites avances, s’était réduit à peau de chagrin, et quand la facture d’un bouilleur de cru et autres divers comptes en souffrance eurent été honorés, il ne restait qu’à peine plus de 430 francs à offrir à la veuve Pincini. La dame était, à juste titre, indignée, non seulement, comme elle l’expliqua avec volubilité, à cause des 170 francs passés à la trappe mais également à cause de la tentative de dépréciation du chef-d'œuvre reconnu de feu son époux. En une semaine, Deplis fut contraint de réduire son offre à 405 francs, ce qui poussa l'indignation de la veuve jusqu’à la fureur. Elle annula la vente de l'œuvre d'art, et quelques jours plus tard, Deplis fut consterné d’apprendre qu'elle l’avait proposée à la municipalité de Bergame, qui l’avait chaleureusement acceptée. Il quitta la région avec le plus de discrétion possible, et ne sentit vraiment soulagé que quand ses affaires le conduisirent à Rome, où il espérait que son identité et celle de la célèbre image n’avaient pas encore atteint la notoriété.
Mais il portait sur son dos le faix du génie de l'homme mort. Un jour, dans le vestibule envahi de vapeur d'un hammam, il fut rhabillé de force par le propriétaire, originaire de l'Italie du Nord, qui refusait catégoriquement de permettre que la célèbre Chute d'Icare fût publiquement exposée sans l'autorisation de la municipalité de Bergame. L’intérêt du public s’accrut, ainsi que la vigilance officielle, à mesure que l’affaire devenait plus largement connue, et Deplis n'eût pu prendre ne fût-ce qu’un simple bain dans la mer ou dans une rivière par l’après-midi le plus caniculaire sans s’être revêtu d’un maillot de bain conséquent lui grimpant jusqu’aux clavicules. Plus tard, les autorités de Bergame conçurent l'idée que l'eau salée pourrait être préjudiciable au chef-d’œuvre et obtint que le voyageur à bout de nerfs fût définitivement interdit de bains de mer, quelles que fussent les circonstances. De sorte qu’il fut vivement reconnaissant quand ses employeurs lui proposèrent un nouveau secteur d'activité dans la région de Bordeaux. Cependant, sa gratitude prit brusquement fin à la frontière franco-italienne. Un imposant détachement de forces de l’ordre s’opposa à son départ, et il fut sévèrement rappelé à la loi qui interdit strictement l'exportation des œuvres d'art italiennes.
Des pourparlers diplomatiques eurent lieu entre les gouvernements luxembourgeois et italiens, et on put croire un moment que des troubles pussent menacer la situation européenne. Mais le gouvernement italien resta ferme sur ses positions. Refusant de tenir le moindre compte du sort d’Henri Deplis, voyageur de commerce, ni même de son existence, il confirma comme immuable sa décision que la Chute d'Icare (par le regretté Pincini, Andreas), désormais propriété de la municipalité de Bergame, ne devait pas quitter le pays.
L'excitation s’atténua avec le temps, mais quelques mois plus tard, le malheureux Deplis, mis de fait à la retraite, se trouva de nouveau à l’épicentre d’une furieuse controverse. Un certain expert allemand, qui avait obtenu de la municipalité de Bergame l’autorisation d’examiner le célèbre chef-d'œuvre, déclara qu’il s’agissait d’un faux, sans doute l'œuvre d'un disciple que Pincini avait employé au cours de ses dernières années. En la matière, le témoignage de Deplis n’avait évidemment pas plus de valeur que s’il avait été sous l’influence des habituels narcotiques utilisés pendant le long processus d’encrage. Le rédacteur en chef d’une revue d’art italienne contesta les affirmations de l'expert allemand, dont elle entreprit de prouver que la vie privée n’était pas conforme aux normes contemporaines de la décence. L’Italie et l’Allemagne toutes entières furent entraînées dans le conflit, et le reste de l'Europe ne tarda pas à être impliqué dans la querelle. Des scènes orageuses se déroulèrent au Parlement espagnol, et l'Université de Copenhague décerna une médaille d'or à l'expert allemand (après qu’une commission eut été mandatée pour examiner ses preuves sur place), tandis qu’à Paris, deux étudiants polonais se suicidaient pour montrer ce que eux pensaient de la question.
Pendant ce temps, le sort de l’infortuné ne s‘arrangeait pas, et on ne fut guère surpris de le voir rejoindre les rangs des anarchistes italiens. À quatre reprises au moins, il fut reconduit à la frontière comme étranger dangereux et indésirable, mais il en fut toujours ramené en tant que Chute d'Icare (attribuée à Pincini, Andreas, début du XXe siècle). Jusqu’au jour où, au cours d'un congrès anarchiste à Gênes, un collègue de travail, dans le feu du débat, lui brisa sur le dos un flacon plein d’un liquide corrosif. Bien que la chemise rouge qu'il portait en eut atténué les effets, la Chute d’Icare fut ruinée au point d’être devenue méconnaissable. Son agresseur fut sévèrement réprimandé pour avoir agressé un camarade anarchiste et écopa d’une peine de sept ans de prison pour avoir défiguré un trésor d'art national. Dès qu'il fut en mesure de sortir de l'hôpital, Henri Deplis fut reconduit à la frontière comme étranger indésirable.
Dans les rues les plus tranquilles de Paris, particulièrement dans le quartier du Ministère des Beaux-Arts, on peut parfois rencontrer un homme à l’air anxieux et déprimé qui, pour peu que vous lui consacriez un moment dans la journée, vous répondra avec un léger accent luxembourgeois. Il nourrit l'illusion qu'il est l'un des bras égarés de la Vénus de Milo, et espère convaincre le gouvernement français de l’acquérir. Sur tous les autres sujets, je le crois assez sain d'esprit.
(Hermann the Irascible - A Story of the Great Weep)
Ce fut dans la seconde décennie du XXe siècle, après la Grande Peste qui ravagea l’Angleterre, qu’Hermann l'Irascible, surnommé aussi le Sage, s’assit sur le trône britannique. Le Fléau Mortel avait décimé toute la Famille Royale jusqu'à la troisième et la quatrième génération, et il arriva donc que ce fut Hermann Quatorze de Saxe-Drachsen-Wachtelstein, qui arrivait en trentième position dans l'ordre de la succession, qui se retrouva maître des dominions britanniques tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des eaux territoriales. C’était là une de ces choses inattendues qui peuvent se produire en politique, et tout se passa pour le mieux. À bien des égards, il était le monarque le plus progressiste qui se fût assis sur un trône de cette importance; les gens se retrouvaient ailleurs avant même de savoir où ils en étaient. Même ses Ministres, traditionnellement progressistes, avaient du mal à suivre le rythme de ses suggestions législatives.
— En fait, reconnaissait le Premier Ministre, nous sommes entravés par toutes ces bonnes femmes qui réclament le droit de vote; elles perturbent nos réunions à travers tout le pays, et essaient de faire de Downing Street une sorte de terrain de pique-nique politique.
— Il faut négocier avec elles, déclara Hermann.
— Négocier avec elles, dit le Premier ministre; c’est ça, précisément; mais comment?
— Je vais vous rédiger un projet de loi, dit le roi en s’installant devant sa machine à écrire, aux termes de laquelle les femmes voteront à toutes les futures élections. Notez bien, je dis voterons. Ou, pour mieux dire, devront voter. Pour les électeurs de sexe masculin, le vote sera toujours facultatif, mais toutes les femmes âgées de vingt et un à soixante-dix ans auront l’obligation de voter, non seulement aux élections pour le Parlement, les conseils de comté, les conseils de district, les conseils paroissiaux, et les conseils municipaux, mais aussi pour élire les juges d’instruction, les inspecteurs des écoles, les sacristains, les conservateurs de musées, les autorités sanitaires, les interprètes des tribunaux, les maîtres-nageurs, les entrepreneurs, les chefs de chœur, les surintendants des marchés, les professeurs des écoles d’art, les bedeaux des cathédrales, et autres fonctionnaires locaux que je rajouterai à mesure qu’ils me viendront à l’esprit. Toutes ces fonctions deviendront électives, et l'électrice qui s’abstiendra au cours d’un scrutin relevant de sa circonscription sera passible d’une amende de 10 livres. L’absence, non justifiée par un certificat médical en bonne et due forme, ne saura être acceptée comme excuse. Faites passer ce projet de loi par les deux chambres du Parlement et soumettez-le à ma signature dès après-demain.
Dès le tout début, le Suffrage Féminin Obligatoire ne suscita que peu ou pas d’allégresse, même dans les milieux qui avaient réclamé le droit de vote avec le plus de virulence. La plupart des femmes du pays avait été indifférentes ou hostiles à cette agitation, et les suffragettes les plus fanatiques commençaient à se demander ce qu’elles avaient bien pu trouver de si attrayant dans la perspective de glisser des bulletins de vote dans une boîte. Dans les circonscriptions rurales, l’application des dispositions de la nouvelle loi était déjà assez agaçante; dans les villes, cela tourna au cauchemar. On semblait voter à n’en plus finir. Les blanchisseuses et les couturières devaient se hâter de délaisser leur ouvrage pour aller élire un candidat dont elles n’avaient le plus souvent jamais entendu parler, et qu’elles choisissaient au hasard; les secrétaires et les serveuses se levaient plus tôt pour aller voter avant de rejoindre leur lieu de travail. Les associations féminines voyaient leur fonctionnement entravé et bouleversé par la nécessité constante de participer aux scrutins, et les week-end et les vacances estivales devinrent peu à peu un luxe masculin et, comme le Caire et la Riviera, ne furent plus guère possibles que pour les authentiques invalides ou les personnes bénéficiant de richesses considérables ; l'accumulation des amendes de 10 livres pour cause d’absence prolongée étant une contingence que même des gens ordinairement riches ne pouvaient plus guère se permettre.
Rien d’étonnant à ce que l'agitation contre le suffrage des femmes devienne un formidable mouvement. La Ligue Contre le Vote des Femmes compta ses adhérentes par millions; ses couleurs, citron et garance vieux-hollandais, furent hissées partout, et son hymne de bataille, «Nous ne voulons pas Voter,» devint une scie populaire. Comme le gouvernement ne montrait aucun signe qu’il fût impressionné par les actions pacifiques, des méthodes plus violentes furent mises en œuvre. On perturba des réunions, les Ministres furent agressés, les policiers mordus, sans souci des peines encourues[9]; et à la veille de l'anniversaire de Trafalgar, des femmes grimpèrent jusqu’au tiers de la colonne Nelson, de sorte qu’on dut renoncer aux traditionnelles guirlandes de fleurs. Pourtant, le gouvernement s’obstinait dans la conviction que les femmes devaient avoir le droit de vote.
Ce fut alors qu’en dernier recours, une femme eut l’idée d’un expédient auquel il était étrange que personne n’eût encore pensé. La Grande Lamentation fut organisée. Des femmes se relayèrent – dix mille à la fois – pour pleurer en permanence dans tous les lieux publics de la métropole. Elles pleuraient dans les gares, dans le métro et dans les autobus, à la National Gallery, dans les magasins de l’Armée et de la Marine, à St. James Park; aux concerts, dans les galeries marchandes de Prince et de Burlington Arcade. Le succès jusqu'alors ininterrompu de la brillante comédie burlesque «Le Lapin d’Henry» fut compromis par la présence de femmes qui sanglotaient lugubrement dans les loges, aux balcons et au poulailler, et l'un des cas les plus retentissants de divorce dont on eut eu à se repaître depuis de nombreuses années fut privé d’une grande partie de son retentissement par le comportement larmoyant d'une partie de l'auditoire.
— Qu'allons-nous faire? demanda le Premier Ministre, dont la cuisinière avait pleuré toutes les larmes de son corps dans les plats du petit déjeuner et dont la gouvernante était allée promener les enfants au square en sanglotant silencieusement et misérablement.
— Il y a temps pour tout, dit le roi; le moment est venu de céder. Faites voter par les deux Chambres un décret privant les femmes du droit de vote, et apportez-le moi après-demain pour que je lui donne mon consentement Royal.
Alors que le Ministre se retirait, Hermann l’Irascible, également surnommé le Sage, eut un petit rire profond.
«Il y a d'autres façons de tuer un chat que de l’étouffer avec de la crème,» cita-t-il avant d’ajouter: «mais je me demande quand même, si ce n’est pas le meilleur moyen.»
(The Unrest-Cure)
Dans le filet à bagages du compartiment, juste en face de Clovis, se trouvait un sac de voyage de solide facture et pourvu d’une étiquette sur laquelle on avait rédigé avec soin «J.P. Huddle, The Warren, Tilfield, près de Slowborough.» L'incarnation humaine de cette étiquette était assise à l’aplomb du filet, sous la forme d’un robuste individu d’aspect paisible, vêtu avec aussi peu d’ostentation que n’en montraient ses propos. Même sans ces propos (lesquels s’adressaient à un ami assis à ses côtés, et touchaient pour l’essentiel à des sujets tels que le retard des jacinthes romaines et la fréquence des cas de rougeole au Presbytère), on aurait pu se faire une idée assez précise du caractère et de l'état d'esprit du propriétaire du sac de voyage. Mais il n’avait pas l’air disposé à laisser quoique ce fût à l'imagination d'un observateur occasionnel, et ses propos tournèrent bientôt à l’introspection intime.
— Je ne sais pas comment je fais mon compte, dit-il à son ami: Je n’ai guère plus de quarante ans, mais j’ai l’impression de m’être embourbé dans les profondeurs d’une ornière datant du haut moyen-âge. Ma sœur manifeste la même propension. Nous aimons que chaque chose soit à sa place habituelle; nous aimons que tout se passe exactement au moment fixé, nous aimons que tout soit ritualisé, ordonné, ponctuel, méthodique, au cheveu près, à la minute près. Quand ce n’est pas le cas, nous en sommes affligés et bouleversés. Prenez par exemple un truc insignifiant, une grive qui bâtit son nid chaque année dans l’arbre à papillons, sur la pelouse; cette année, pour une obscure raison, elle l’a bâti dans le lierre qui recouvre le mur du jardin. C’est à peine si nous en avons parlé, mais je crois que nous avons tous les deux le sentiment que ce changement n’était pas nécessaire, et c’est un peu agaçant.
— Peut-être, dit son ami, s’agit-il d’une autre grive.
— Nous l’avons soupçonné, dit J.P. Huddle, et je crois que ça nous donne encore plus de raisons d’être contrariés. Nous ne pensons pas avoir besoin d’un changement de grive à ce moment de notre vie; et pourtant, comme je vous l’ai dit, nous avons à peine atteint un âge où ces choses-là se font sérieusement sentir.
— Qu'est-ce que vous voulez? dit l'ami, une cure d’agitation?
— Une cure d’agitation? Je n’ai jamais entendu parler d’un truc pareil.
— Vous avez entendu parler des cures de repos pour les personnes épuisées par le stress dû à un excès de soucis et à une vie trop trépidante; eh bien, vous souffrez d’un excès de repos et de tranquillité, et vous avez besoin d’un traitement opposé.
— Mais où est-ce qu’on peut trouver ça?
— Eh bien, vous pourriez solliciter un poste parmi les Orange de Kilkenny[10], ou aller faire un stage dans l’un des quartiers Apaches de Paris, ou donner des conférences à Berlin pour prouver que l’essentiel de l’œuvre de Wagner a été composée par Gambetta, et il y a toujours l’intérieur du Maroc[11] pour voyager. Mais, pour être vraiment efficace, la cure d’agitation doit être suivie à la maison. Comment allez-vous vous y prendre, je n'en ai pas la moindre idée.
Ce fut à ce point précis de la conversation que Clovis, dont toute l’attention était en alerte, se sentit galvanisé. Tout compte fait, une visite de deux jours chez un vieux cousin à Slowborough ne présente que peu d’attraits. Avant l’arrêt du train, l’étiquette, «J.P. Huddle, The Warren, Tilfield, près de Slowborough.» ornait le revers gauche de son veston.
.....
Deux matins plus tard, Mr. Huddle fit irruption dans le privé de sa sœur alors qu'elle était assise à lire le Country Life dans le petit salon. C’était son jour, son heure et son lieu de lecture du Country Life, et l'intrusion allait absolument à l’encontre de toutes les règles; mais il avait un télégramme à la main, et dans ce foyer, il était admis que les télégrammes émanaient de la main même de Dieu. Ce télégramme-là tenait du coup de tonnerre. «Évêque célébrera confirmation dans quartier impossible séjourner presbytère cause rougeole demande hospitalité envoie secrétaire pour régler détails.»
— C’est à peine si je connais l'évêque, je ne lui ai parlé qu’une seule fois, s’écria J.P. Huddle, avec l'air de s’excuser de quelqu’un qui réalise trop tard ce qu’il peut y avoir d’inconséquent à adresser la parole à un évêque étranger.
Miss Huddle fut la première à se ressaisir; elle détestait les coups de foudre avec autant d’animosité que son frère, mais l’instinct féminin lui dictait qu’il allait falloir donner à manger à ce tonnerre-là.
— Nous pouvons accommoder le canard froid au curry, dit-elle.
Ce n’était pas le jour du curry, mais la petite enveloppe orange impliquait de prendre quelques libertés avec la règle et avec les habitudes. Son frère ne dit rien, mais ses yeux la remercièrent pour son courage.
— Il y a un jeune homme qui souhaite vous voir, annonça la femme de chambre.
— Le secrétaire! murmurèrent les Huddle à l'unisson.
Ils se raidirent instantanément dans une attitude qui proclamait que, bien que tenant tous les étrangers pour coupables, ils étaient disposés à entendre tout ce qu'ils pourraient avoir à dire pour leur défense. Le jeune homme, qui entra dans la pièce avec une certaine arrogance élégante, ne correspondait pas du tout à l’idée que Huddle se faisait du secrétaire d'un évêque; il n’imaginait pas que l’évêché pût faire de telles dépenses somptuaires quand tant d'autres créances grevaient ses ressources. Le visage lui parut vaguement familier; s'il avait accordé plus d'attention au compagnon de voyage assis en face de lui dans le wagon, deux jours plus tôt, il eût pu reconnaître Clovis dans son visiteur du moment.
— Vous êtes le secrétaire de l'évêque? demanda Huddle, bien conscient de se montrer déférent.
— Son secrétaire particulier, répondit Clovis. Vous pouvez m’appeler Stanislaus; mon autre nom importe peu. L'évêque et le colonel Alberti seront peut-être être ici pour le déjeuner. En tout cas, moi, j’y serai.
Tout cela avait un peu l’air du protocole d'une visite royale.
— L'évêque célèbre le sacrement de la confirmation dans le quartier, n’est-ce pas? demanda Miss Huddle.
«Apparemment» fut l’obscure réponse, suivie de la demande d’une carte de la ville à grande échelle.
Clovis semblait encore plongé dans une étude approfondie de la carte quand un autre télégramme arriva. Il était adressé au «Prince Stanislaus, aux bons soins de Huddle, The Warren, etc.» Clovis examina le contenu et annonça:
— L'évêque et Alberti ne seront pas ici avant la fin de l’après-midi.
Après quoi il retourna à son étude de la carte.
Le déjeuner n’eut rien d’une partie de plaisir. Le secrétaire princier mangea et but avec appétit, mais découragea strictement toute conversation. A la fin du repas, il afficha soudain un sourire radieux, remercia son hôtesse pour ce charmant repas, et lui baisa la main avec un ravissement déférent.
Miss Huddle fut incapable de décider dans son esprit si l'action relevait de l’étiquette de la cour de Louis Quatorze ou du comportement répréhensible des Romains envers les Sabines. Ce n’était pas son jour de migraine, mais elle estima que les circonstances l’excusaient, et elle se retira dans sa chambre pour avoir autant mal à la tête qu’il lui serait possible avant l'arrivée de l'évêque. Clovis, ayant demandé comment se rendre au bureau de télégraphe le plus proche, disparut bientôt dans sa calèche. Mr. Huddle le rencontra dans le vestibule environ deux heures plus tard, et lui demanda quand l'évêque arriverait.
— Il se trouve dans la bibliothèque avec Alberti, fut la réponse.
— Mais pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu? J’ignorais qu’il était arrivé! s’écria Huddle.
— Personne ne sait qu'il est ici, dit Clovis; le mieux est d’en parler le moins possible. Et il ne faut le déranger sans aucun prétexte dans la bibliothèque. Tels sont ses ordres.
— Mais qu’est-ce que c’est que tous ces mystères? Et qui est Alberti? Et l'évêque ne va-t-il pas venir prendre le thé?
— L'évêque a davantage soif de sang que de thé.
— De sang! balbutia Huddle, qui trouvait que le coup de tonnerre ne gagnait guère à être connu.
— Ce soir sera un grand soir dans l'histoire de la chrétienté, dit Clovis. Nous allons massacrer tous les Juifs du quartier.
— Massacrer les Juifs! s’indigna Huddle. Vous voulez dire qu'il y aura un soulèvement général contre eux?
— Non, l’idée n’appartient qu’à l'évêque. En ce moment, il est occupé à peaufiner tous les détails.
— Mais – l'évêque est tolérant, humain.
— C’est justement cela qui donnera plus de poids à son action. La sensation sera énorme.
Cela au moins, Huddle pouvait le croire.
— Il sera pendu! s’écria-t-il avec conviction.
— Une automobile est prête à le conduire sur la côte, où l’on s’affaire à affréter un vapeur.
— Mais on compte à peine une trentaine de Juifs dans tout le quartier, protesta Huddle, dont le cerveau, sous les chocs répétés de la journée, fonctionnait avec les à-coups du télégraphe pendant un tremblement de terre.
— Nous en comptons vingt-six sur notre liste, dit Clovis, se référant à une liasse de documents. Nous n’en serons que mieux à même d’aller au fond des choses avec eux.
— Êtes-vous en train de me dire que vous méditez d’user de violence contre un homme tel que Sir Leon Birberry, balbutia Huddle; il s’agit d’une des personnalités les plus respectées de la région.
— Il figure tout en bas de notre liste, dit Clovis avec insouciance; après tout, nous disposons d’hommes de confiance pour exécuter notre travail, de sorte que nous n’avons besoin d’aucune aide locale. Et quelques scouts nous assistent en tant qu’auxiliaires.
— Des scouts!
— Oui, quand ils ont compris qu’il s’agissait de massacrer pour de vrai, ils se sont montrés encore plus enthousiastes que les hommes.
— Cette affaire fera tache sur le Vingtième Siècle!
— Et c’est votre maison qui en sera la plaque tournante. Avez-vous réalisé que la moitié des journaux, en Europe et aux États-Unis vont en publier des photographies? D’ailleurs, j’ai envoyé quelques portraits de vous et de votre sœur, que j’ai trouvés dans la bibliothèque, au Matin et au Die Woche; j’espère que vous n’y verrez pas d’inconvénient. Et aussi un croquis de l'escalier; il sera sans doute le théâtre de la majeure partie du massacre.
Les émotions déferlaient dans le cerveau de J.P. Huddle avec une intensité telle qu’elles ne pouvaient s’extérioriser par la parole, mais il parvint à haleter:
— Il n'y a pas de Juifs dans cette maison.
— Non, pas pour l’instant, dit Clovis.
— Je vais aller trouver la police, s’exclama Huddle avec un sursaut d’énergie.
— Dans le bosquet, dit Clovis, sont postés dix hommes qui ont ordre de tirer sur toute personne qui quitterait la maison sans mon autorisation. Une autre escouade armée est en embuscade près du portail. Les scouts, eux, surveillent les bâtiments de derrière.
À ce moment, l’appel joyeux d'un klaxon se fit entendre sur la route. Huddle se précipita vers la porte d’entrée avec le sentiment d'un homme s’éveillant à moitié d'un cauchemar, et vit Sir Leon Birberry, qui arrivait au volant de sa voiture.
— J’ai reçu votre télégramme, dit-il, que se passe-t-il?
Un télégramme? Il semblait que ce fût le jour des télégrammes.
«Venez ici immédiatement. Urgent. James Huddle,» telle était la teneur du message affiché devant les yeux épouvantés de Huddle.
— Je comprends tout, s’exclama-t-il soudain d'une voix altérée par l’agitation.
Avec un regard agonisant en direction du bosquet, il entraîna Birberry abasourdi à l’intérieur. Le thé venait d'être servi dans le salon, mais Huddle, à présent complètement envahi par la panique et malgré les protestations de son hôte, entraîna celui-ci à l'étage. En quelques minutes, toute la maisonnée fut convoquée dans cet espace provisoirement sûr. Seul Clovis honorait la table à thé de sa présence; dans la bibliothèque, les forcenés étaient évidemment trop absorbés par leurs monstrueuses machinations pour songer au futile réconfort d’une tasse de thé accompagnée de toasts chauds. Le jeune homme monta à l’étage, après avoir répondu à l'appel de la cloche d’entrée, pour introduire Mr. Paul Isaacs, cordonnier et conseiller municipal, qui avait lui aussi reçu une invitation pressante à venir à The Warren. Avec un atroce faux-semblant de courtoisie, que n’aurait pas renié un Borgia, le secrétaire escorta ce nouveau captif pris dans ses filets en haut de l'escalier, où l'attendait son hôte malgré lui.
S’ensuivit alors une longue et horrible veille passée à se regarder et à attendre. Une ou deux fois, Clovis sortit faire quelques pas dans le bosquet avant de revenir invariablement dans la bibliothèque, dans le but évident de faire un bref rapport. À un moment, il prit le courrier du soir des mains du facteur et le porta à l’étage avec une politesse scrupuleuse. À la suite de sa sortie suivante, il monta à mi-chemin de l'escalier pour faire une annonce.
— Les scouts se sont mépris sur mon signal, et ils ont tué le facteur. Voyez-vous, je n’ai que peu d’expérience de ce genre d’affaire. Je ferai mieux la prochaine fois.
La femme de chambre, qui était fiancée au facteur, donna libre cours à ses lamentations éplorées.
— N’oubliez pas que votre maîtresse a sa migraine, dit J.P. Huddle. (Les maux de tête de Miss Huddle étaient encore pires.)
Clovis se hâta de redescendre, et après une courte visite à la bibliothèque, revint avec une autre annonce:
— L'évêque est désolé d’apprendre que Miss Huddle a la migraine. Il donne des ordres pour que, autant que faire se peut, aucune arme à feu ne soit utilisée à proximité de la maison; toute exécution dans les locaux sera effectuée à l’arme blanche. L'évêque ne voit pas pourquoi un bon chrétien ne se conduirait pas comme un gentleman.
Ce fut la dernière fois qu’ils virent Clovis; il était près de sept heures du soir, et son vieux cousin aimait que l’on s’habille pour le dîner. Mais, bien qu'il les ait laissés pour toujours, la menaçante suggestion de sa présence hanta les régions inférieures de la maison pendant les longues heures de cette nuit blanche, et chaque grincement de l'escalier, chaque bruissement du vent à travers les branches, fut lourd d’une horrible signification. Vers sept heures, le lendemain matin, l’aide du jardinier et le facteur du premier courrier arrivèrent à convaincre la maisonnée aux aguets que le XXe siècle était encore vierge de toute souillure[12].
— Je ne pense pas, songea Clovis, alors qu’un train matinal l’emportait au loin, qu’ils me seront le moins du monde reconnaissants pour cette cure d’agitation.
(The Jesting of Arlington Stringham)
Il arriva qu’Arlington Stringham fit une plaisanterie à la Chambre des Communes. Une plaisanterie pleine d’esprit dans une Chambre pleine d’esprits[13]; quelque chose à propos d’arrondir les angles des anglais. C’était peut-être involontaire, mais un confrère, qu’on préféra ne pas croire endormi sous prétexte qu’il avait les yeux fermés, se mit à rire. Un ou deux journalistes écrivirent «un rire» en marge de leurs notes, et un autre, bien connu pour la désinvolture de ses chroniques politiques, mentionna «un rieur.» C’est ainsi qu’il arrive souvent que les choses commencent.
— Voilà qu’Hier soir, Arlington a fait une plaisanterie à la Chambre, dit Eleanor Stringham à sa mère; depuis le temps que nous sommes mariés, aucun de nous n’a jamais fait de plaisanterie, et franchement, je n’aime pas ça. Je crains que ce ne soit le début de la fissure dans le luth[14].
— Quel luth? dit sa mère.
— C’est une citation, dit Eleanor.
Aux yeux d'Eleanor, parler d’une citation était un excellent moyen d’éluder la discussion, tout comme on peut toujours dire de n’importe quel agneau attardé dans la saison «C’est un mouton.»
Et, bien sûr, Arlington Stringham continua de fouler l’épineux chemin de la conscience humoristique du bout duquel la Destinée lui avait fait signe.
— La campagne paraît très verdoyante, mais, après tout, elle est là pour ça, dit-il à sa femme deux jours plus tard.
— C'est très moderne et, j'ose le dire, très spirituel, mais je crains qu’avec moi, ce ne soit du gaspillage, observa-t-elle fraîchement.
Si elle avait su ce que cette remarque lui avait coûté d’efforts, elle l’aurait accueillie avec plus de bienveillance. C’est le drame de l’industrie humaine de ne s’exercer souvent que de manière opaque et méconnue.
Si Arlington ne dit rien, ce n’était pas parce qu’il était blessé dans son orgueil, mais parce qu'il cherchait de toutes ses forces quelque chose à dire. Se méprenant, Eleanor prit son silence pour une manifestation de supériorité condescendante, de sorte que la colère l’incita à une raillerie de plus.
— Vous feriez mieux de dire ça à Lady Isobel. Je ne doute pas qu'elle saurait l’apprécier.
Lady Isobel s’exhibait partout avec un colley au poil fauve, alors tout le monde n'élevait plus que des Pékinois, et un après-midi, au Jardin Botanique, elle avait accompagné son thé de quatre pommes vertes, de sorte qu’on l’avait copieusement taxée de mauvais esprit. Les langues vipérines prétendaient qu'elle dormait dans un hamac et était capable de comprendre les poèmes de Yeats, ce que sa famille démentait farouchement.
— La fissure tourne à l’abîme, dit Eleanor à sa mère cet après-midi-là.
— Á ta place, je n’en parlerais à personne, remarqua sa mère après une longue réflexion.
— Bien sûr, il ne faut pas en parler! dit Eleanor. Et pourquoi ne devrais-je en parler à personne?
— Parce qu’on ne peut pas ouvrir un abîme dans un luth. Il n'y a pas assez de place.
Les vues d’Eleanor sur l’existence ne s’arrangèrent pas à mesure que l'après-midi s’avançait. De la bibliothèque, le petit valet avait rapporté Dans la Pureté des Sylves au lieu de Rien qu’un Coup de Pot, le livre que tout le monde niait avoir lu. L’importun succédané semblait n’être qu’un ramassis de notes bucoliques rassemblées par l'auteur pour un hebdomadaire du Nord, et quand on s’est préparé à plonger, l’esprit désapprobateur, dans la regrettable chronique de quelques vies gâchées, il est très agaçant de lire «À présent, les délicats bruants jaunes nous accompagnent et, dans chaque buisson et sur chaque tertre, exhibent leurs livrées flavescentes.» D'ailleurs, à l’évidence, la chose était fausse; ou bien il n’y avait guère de buissons et de buttes dans les parages, ou bien tout le coin était effroyablement infesté de bruants jaunes. C’est tout juste si ça méritait un pareil mensonge. Et le petit valet se tenait là, avec ses cheveux soigneusement brossés, sa raie au milieu, et son air de chaste et insensible indifférence aux désirs et aux passions de ce monde. Eleanor haïssait les garçons, et elle aurait aimé avoir fouetté celui-là longtemps et souvent. C’était peut-être là le souhait d'une femme qui n'avait pas d'enfants à elle.
Elle chercha au hasard un autre paragraphe. «Allongez-vous paisiblement sur un lit de fougères, dissimulé sous les ronces au creux des racines d’un vieux sorbier, et vous pourrez voir, presque tous les soirs au début de l'été, un couple de petites fauvettes aller et venir dans les orties et dans la haie touffue qui masque leur nid.»
L’insupportable monotonie du divertissement proposé! Eleanor n’aurait pas donné la représentation la plus brillante au théâtre de Sa Majesté pour une seule soirée dans des circonstances à ce point inconfortables, et cette invitation à observer deux fauvettes batifolant dans les orties «presque tous les soirs» au plus fort de la saison, la heurtait comme une atteinte des plus agressives à son intelligence. Avec impatience, elle reporta son attention sur le menu du dîner, que le petit valet avait eu la prévenance d’apporter comme une alternative à une littérature plus substantielle. «Curry de lapin,» lui sauta aux yeux, et de profonds sillons désapprobateurs creusèrent son front déjà ridé. Le cuisinier croyait fermement en l'influence du contexte, et nourrissait la conviction obstinée que si vous apportiez un lapin et du curry en poudre ensemble dans le même plat, le résultat serait un curry de lapin. Et dire que Clovis et l'odieux Bertie van Tahn venaient dîner! Certes, pensa Eleanor, si Arlington savait combien elle avait eu d’épreuves à subir ce jour-là, il s’abstiendrait de toute plaisanterie.
Le soir, au dîner, ce fut Eleanor elle-même qui mentionna le nom d'un certain homme d'État, lequel, par décence, sera désigné sous le pseudonyme de X.
— X, dit Arlington Stringham, a une âme de meringue.
C’était une observation bien commode à garder à portée de la main, car elle pouvait aussi bien s’appliquer à quatre des plus éminents hommes d'État du moment, ce qui quadruplait les possibilités de l'utiliser.
— Les meringues n’ont pas d’âme, dit la mère d'Eleanor.
— C’est une miséricorde qu’elles n’en aient pas, dit Clovis; elles seraient toujours en train de la perdre, et des gens comme ma tante se sentiraient investis d’une mission envers elles, disant que c’est fou ce qu’on peut leur enseigner et ce qu’on peut apprendre d’elle.
— Qu’est-ce qu’on pourrait bien apprendre d'une meringue? demanda la mère d'Eleanor.
— Ma tante était connue pour avoir appris l'humilité d'un ex-vice-roi, dit Clovis.
— Je souhaiterais que le cuisinier apprenne à préparer le curry, ou ait le bon sens de le laisser tranquille, dit Arlington avec une brusquerie sauvage.
Le visage d'Eleanor s’adoucit. C’était là une de ses bonnes vieilles remarques du temps où il n'y avait pas d'abîme entre eux.
Ce fut au cours du débat sur le vote du Foreign Office que Stringham fit sa grande remarque selon laquelle «le peuple de Crète fait malheureusement plus d'histoire qu’il n’en peut consommer localement» Ce n’était guère une remarque brillante, mais elle arriva au milieu d'un discours assommant, et la Chambre en fut tout à fait satisfaite. De vieux gentlemen à la mémoire défaillante dirent que ça leur rappelait Disraeli.
Ce fut Gertrude Lipton, une amie d’Eleanor, qui attira son attention sur cette toute dernière sortie d'Arlington. Á cette époque, Eleanor évitait les journaux du matin.
— C’est très moderne, et, je suppose, très spirituel, observa-t-elle.
— Bien sûr que c’est spirituel, dit Gertrude; tous les bons mots de Lady Isobel sont spirituels, et méritent d'être répétés.
— Vous êtes sûre qu’il s’agit d’un de ses bons mots? demanda Eleanor.
— Ma chère, je l'ai entendue le dire des dizaines de fois.
— Voilà donc d’où il tire ses traits d’humour, dit Eleanor lentement, et des lignes dures se creusèrent profondément autour de sa bouche.
Quand Eleanor Stringham mourut d'une dose excessive de chloral, à la fin d'une saison plutôt calme, l’évènement suscita quelque discrète spéculation. Clovis, qui exagérait peut-être l'importance de l’usage domestique du curry, fit allusion au chagrin de la maisonnée.
Et bien sûr, Arlington n’en sut jamais rien. Ce fut la tragédie de sa vie d’avoir manqué le plus bel effet de son persiflage.
(Sredni Vashtar)
Conradin avait dix ans, et selon l’avis autorisé du médecin, le jeune garçon n’avait pas plus de cinq ans devant lui. Le médecin, tout en douceur et en mollesse, comptait pour presque rien, mais Mrs. de Ropp, qui comptait pour presque tout, avait donné son aval à cet avis. Mrs. De Ropp était la cousine et la tutrice de Conradin, et à ses yeux, elle représentait les trois cinquièmes du monde qui sont nécessaires, désagréables et réels; les deux autres cinquièmes, en perpétuelle opposition avec ces derniers, se résumaient à lui-même et à son imagination. Conradin se doutait bien qu’un de ces jours, il céderait sous l’épuisante pression des choses incontournables – telles que les maladies, les restrictions à son confort et une fatigue perpétuelle. Sans son imagination, aiguillonnée comme en sous-main par la solitude, il aurait succombé depuis longtemps.
Même dans ses moments les plus honnêtes, Mrs. de Ropp ne se fût jamais avoué à elle-même qu'elle détestait Conradin, même si elle avait vaguement conscience que le contrarier «pour son bien» était un devoir qu’elle ne trouvait pas si pénible que ça. Conradin la haïssait avec une sincérité désespérée qu'il savait fort bien dissimuler. Les rares plaisirs qu’il arrivait à s’accorder tiraient d’autant plus de relief du fait qu'ils allaient probablement déplaire à sa tutrice; et elle était exclue du royaume de son imagination – telle une chose impure, qui ne saurait trouver aucune entrée.
Il ne trouvait que peu d’attraits au jardin terne et triste, surplombé par trop de fenêtres toujours prêtes à s’ouvrir sur une injonction à ne pas faire ci ou ça, ou sur le rappel à l’heure des médicaments. Les quelques arbres fruitiers dont il était planté avaient été mis jalousement hors de sa portée, comme s’il se fût agi de quelques rares spécimens d’une espèce qui ne fleurit que dans les déserts arides; on aurait sans doute eu du mal trouver un maraîcher disposé à offrir dix shillings pour la totalité de leur production annuelle. Cependant, dans un recoin oublié, presque cachée derrière un lugubre bosquet, se trouvait une cabane à outils abandonnée aux proportions respectables, et entre les murs de laquelle Conradin trouvait refuge, quelque chose qui pouvait servir tout aussi bien de salle de jeux que de cathédrale. Il l’avait peuplée d’une foule de fantômes familiers, tirés en partie d’épisodes de l'histoire et en partie de sa propre imagination, mais il pouvait aussi se vanter de deux occupants de chair et de sang. Dans un coin vivait une poule Houdan à demi-déplumée, pour laquelle le petit garçon éprouvait une affection qu’il ne pouvait qu’à peine prodiguer ailleurs. Plus loin dans l'ombre se trouvait un grand clapier, divisé en deux compartiments, dont l'un avait la façade fermée par des barreaux de fer. C’était la demeure d'un grand furet chasseur qu’un sympathique garçon-boucher avait un jour clandestinement apporté, avec sa cage, dans ses quartiers actuels, en échange d'un trésor longuement thésaurisé de menue monnaie. Conradin avait terriblement peur de cette bête agile aux dents acérées, mais c’était là son bien le plus précieux. Sa présence dans la cabane à outils était une joie secrète et effrayante, qu’il fallait scrupuleusement garder de la connaissance de la Femme, comme il surnommait secrètement sa cousine. Et un jour, en cachette même du Ciel, il trouva pour la bête un nom merveilleux, et à partir de ce moment, il crut en un dieu et en une religion. La Femme assistait une fois par semaine aux offices d’une église proche, et emmenait Conradin avec elle, mais à ses yeux, il s’agissait d’un rite étranger à la Maison de Rimmon[15]. Chaque jeudi, dans le silence sombre et renfermé de la cabane à outils, selon un cérémonial mystique et élaboré, il se prosternait devant la cage de bois où vivait Sredni Vashtar, le grand furet. Des fleurs rouges, en leur saison, ou des baies écarlates en hiver étaient déposées en offrande devant son sanctuaire, car c’était un dieu qui avait une certaine prédilection pour l’impatience et la férocité, par opposition à la religion de la Femme, qui, pour autant que Conradin pût l’observer, allait très loin dans la voie inverse. Et les jours de grande fête, de la poudre de muscade était répandue devant son clapier, une des caractéristiques les plus importantes de l'offrande étant que les noix dussent avoir été volées. Ces fêtes arrivaient à intervalles irréguliers, principalement pour célébrer quelque événement passager. Une fois, alors que Mrs. de Ropp souffrit pendant trois jours d’une rage de dents aigüe, Conradin fit durer les festivités pendant les trois jours, et réussit presque à se persuader que c’était Sredni Vashtar lui-même qui était responsable du mal de dents. Si la crise avait duré un jour de plus, il eût épuisé sa provision de muscade.
Conradin avait toujours tenu la poule Houdan à l’écart du culte de Sredni Vashtar. Il avait depuis longtemps décidé qu’elle était anabaptiste. Il n'avait pas la prétention d'avoir la moindre connaissance de ce qu’était un anabaptiste, mais il espérait par devers lui que c’était quelque chose d’extravagant et de peu respectable. Mrs. de Ropp était l’étalon en fonction duquel il mesurait et haïssait toute respectabilité.
Au bout d’un temps, l’assiduité de Conradin à s’isoler dans la cabane à outils commença à attirer l'attention de sa tutrice. «Ce n’est pas bon pour lui de traînasser là-dedans par n’importe quel temps,» décida-t-elle illico, et un matin, au petit déjeuner, elle annonça que la poule Houdan avait été vendue et serait enlevée dès le lendemain. De ses yeux de myope, elle regardait Conradin, attendant une poussée de colère et de chagrin, qu'elle était prête à réprimander sous un flot d'excellents préceptes et raisonnements. Mais Conradin ne dit rien: il n'y avait rien à dire. Quelque chose peut-être dans la pâleur de son visage dut donner à sa tutrice une appréhension momentanée, car cet après-midi-là, il y eut du pain grillé sur la table du thé, une douceur qu’elle bannissait généralement au motif que c’était mauvais pour lui; aussi parce que ça lui donnait «du tintouin,» ce qui constituait un péché mortel à ses yeux de femme de la classe moyenne.
— Je croyais que tu aimais le pain grillé, dit-elle, sur un ton vexé, en remarquant qu’il n’y touchait pas.
— Quelquefois, dit Conradin.
Dans la cabane, ce soir-là, devant la cage du dieu, il y eut une innovation dans le culte. Conradin, qui avait l’habitude de chanter ses louanges, lui demanda une faveur.
— Fais quelque chose pour moi, Sredni Vashtar.
Il ne spécifia pas de quoi il s’agissait. Comme Sredni Vashtar était un dieu, il était supposé le savoir. Et, étouffant un sanglot en regardant le recoin vide, Conradin s’en retourna vers le monde qu’il détestait tant.
Et chaque nuit, dans l'obscurité accueillante de sa chambre à coucher, et tous les soirs dans la pénombre de la cabane à outils, s’élevait l’amère litanie de Conradin: «Fais quelque chose pour moi, Sredni Vashtar.»
Mrs. de Ropp remarqua que les visites à l'abri ne cessaient pas, et un jour, elle fit une inspection supplémentaire.
— Qu'est-ce que tu gardes dans ce clapier cadenassé? demanda-t-elle. Je crois bien que ce sont des cochons d’Inde. Je veux les voir tous disparaître.
Conradin garda ses lèvres étroitement scellées, mais la Femme fouilla sa chambre jusqu'à ce qu'elle eut trouvé la clé soigneusement cachée, et se dirigea aussitôt vers la cabane pour parfaire sa découverte. C’était un après-midi de froidure et on avait ordonné à Conradin de rester à la maison. Il s’installa près de la fenêtre la plus éloignée de la salle à manger, d’où l’on pouvait apercevoir la porte de la cabane, au-delà de l’angle du bosquet. Il vit la Femme y pénétrer, puis il l'imagina ouvrant la porte de la cage sacrée et, de ses yeux de myope, regardant l’épaisse litière de paille dans laquelle se cachait son dieu. Peut-être, dans son impatience maladroite, allait-elle repousser la paille. Et Conradin, avec ferveur, exhala sa prière pour la dernière fois. Mais il priait sans y croire. Il savait que la Femme allait bientôt ressortir avec ce sourire pincé qu'il détestait tant sur son visage, et que, d’ici une heure ou deux, le jardinier emporterait son merveilleux dieu, non plus un dieu, mais un simple furet brun dans un clapier. Et il savait que la Femme triompherait toujours comme elle triomphait à présent, et qu'il deviendrait de plus en plus malade sous son harcèlement et sous sa sagesse dominatrice et supérieure, jusqu'à ce qu'un jour plus rien n’ait d’importance à ses yeux, et qu’il soit donné raison au médecin. Et sous la brûlure et la misère de la défaite, il se mit à chanter à voix haute et sur un air de défi l'hymne de son idole menacée:
Sredni Vashtar sortit,
Ses pensées étaient des pensées rouges et ses dents étaient blanches.
Ses ennemis voulaient la paix, mais il leur apporta la mort.
Sredni Vashtar le Magnifique.
Et puis d'un seul coup, il s’arrêta de chanter et s’approcha plus près de la vitre. La porte de la cabane était toujours entrouverte, comme elle avait été laissée, et les minutes passaient. C’étaient de longues minutes, mais elles n’en passaient pas moins. Il regardait les étourneaux sautiller et voleter à travers la pelouse; il les comptait et les recomptait, un œil toujours fixé sur la porte battante. Une servante à l’air maussade entra pour dresser la table du thé, et Conradin se tenait toujours à attendre et à observer. L'espoir se glissait peu à peu dans son cœur, et voilà qu’un éclair de triomphe commençait à flamber dans ses yeux qui avaient connu la résignation mélancolique de la défaite. Dans un souffle, avec une furtive exultation, il entonna de nouveau le dithyrambe de la victoire et de la dévastation. Et ses yeux furent bientôt récompensés. Par l’entrebâillement de la porte, il vit se faufiler une longue et basse bête jaune et brune, les yeux clignant dans la lumière déclinante du jour, et des taches sombres et humides dans la fourrure autour de ses mâchoires et sur sa gorge. Conradin se laissa tomber à genoux. Le grand putois chasseur se fraya un chemin jusqu’à un petit ruisseau au bout du jardin, s’abreuva un moment, puis, traversant un petit pont de planches, disparut à sa vue dans les broussailles. Ainsi s’en fut Sredni Vashtar.
— Le thé est prêt, dit la servante à l’air maussade; où est Madame?
— Elle est allée vers la cabane à outils il y a un moment, dit Conradin.
Et tandis que la servante s’en allait appeler sa maîtresse pour le thé, Conradin prit une fourchette dans le tiroir du buffet et entreprit de se griller une tranche de pain. Et pendant que le pain grillait, et pendant qu’il le tartinait d’une grande quantité de beurre, et pendant qu’il s’en régalait lentement, Conradin écoutait les bruits et les silences qui se succédaient rapidement au-delà de la porte de la salle à manger. Les hurlements fous de la servante, le chœur d’exclamations interrogatives venu de la cuisine, les cavalcades éparpillées de ceux qui se hâtaient d’aller chercher de l’aide, puis, après une accalmie, les sanglots épouvantés et les pas traînants de ceux qui apportaient une lourde charge dans la maison.
— Qui est-ce qui va annoncer ça au pauvre enfant? Sur ma vie, je ne pourrais pas! s’exclama une voix aiguë.
Et tandis qu'ils débattaient entre eux de la question, Conradin se prépara une autre tranche de pain grillé.
(Adrian - A Chapter in Acclimatization)
Son acte de baptême, non sans pessimisme, le mentionnait en tant que John Henry, mais il avait laissé ça loin derrière lui avec les autres maladies infantiles, et c’est sous le prénom d’Adrian qu’il était connu de ses amis. Sa mère habitait Bethnal Green, ce qui n’était pas entièrement sa faute; on peut éviter pas mal d’histoires au sein de sa famille, mais on ne peut pas toujours se garder de la géographie. Et, après tout, l'habitude de vivre à Bethnal Green a cette vertu – qu'elle se transmet rarement à la génération suivante. Adrian vivait dans une petite chambre, sous la constellation tutélaire de Cassiopée[16].
Comment il vivait était, dans une large mesure, un mystère pour lui-même; son combat pour l'existence coïncidait probablement sur de nombreux points de détail matériels avec les récits plutôt dramatiques qu'il en faisait à l’intention de sympathiques connaissances. Ce qui est sûr, c’est qu'il lui arrivait de sortir de ce combat pour dîner au Ritz ou au Carlton, convenablement habillé et avec un appétit convenablement critique. En ces occasions, il était généralement l’hôte de Lucas Croyden, un aimable homme du monde, qui disposait de trois mille livres par an et éprouvait une intense jubilation à initier des personnes impossibles à une cuisine irréprochable. Comme la plupart des hommes qui combinent un revenu de trois mille livres avec une digestion incertaine, Lucas était socialiste, et il faisait valoir qu’on ne saurait espérer élever les masses avant d’avoir introduit les œufs de pluvier dans leur existence et leur avoir appris à apprécier la différence entre une coupe Jacques et une salade de fruits. Ses amis soulignaient qu'il lui arrivait, caché derrière les rideaux du comptoir, d’avoir la douteuse gentillesse d’initier un garçon à la béatitude d’une restauration de qualité supérieure, ce à quoi Lucas rétorquait invariablement que toutes les bontés étaient douteuses. Ce qui était peut-être la vérité.
Ce fut après une de ses soirées avec Adrian que Lucas rencontra sa tante, Mrs. Mebberley, dans un de ces salons de thé à la mode, où le flambeau de la vie de famille brûle toujours et où vous pouvez rencontrer des parents qui, autrement, se fussent échappés de votre mémoire.
— Quel était donc ce beau garçon qui dînait avec vous hier soir? demanda-t-elle. Il avait l'air bien trop sympathique pour que vous vous en sépariez.
Susan Mebberley était une femme charmante, mais c’était également une tante.
— Qui sont ces gens? poursuivit-elle, lorsque le nom du protégé eut été prononcé (dans sa version revue et corrigée).
— Sa mère vit à Beth –
Lucas marqua le pas sur le seuil de ce qui était peut-être une indiscrétion.
— Beth? Où est-ce? Ça sonne comme si c’était en Asie, en Asie Mineure. Fait-elle partie du personnel consulaire?
— Oh, non. Elle travaille parmi les gens pauvres.
C’était un accroc à la vérité. La mère d'Adrian était employée dans une blanchisserie.
— Je vois, dit Mrs. Mebberley, elle travaille pour une mission en quelque sorte. Et pendant ce temps, le garçon n'a personne pour s’occuper de lui. Mon devoir est évidemment de m’assurer qu’il ne lui arrive rien. Faites en sorte de me le présenter.
— Ma chère tante Susan, rétorqua Lucas, je sais très peu de choses sur lui. Il peut n’être pas du tout agréable, vous savez, il peut ne pas gagner à être connu.
— Il a de délicieux cheveux et une bouche délicate. Je vais l'emmener avec moi à Hombourg ou au Caire.
— C’est la chose la plus folle dont j'ai jamais entendu parler, dit Lucas avec colère.
— Eh bien, il y a un fort atavisme de folie dans notre famille. Si vous ne l'avez pas remarqué vous-même, tous vos amis ont dû s’en apercevoir.
— On est si épouvantablement sous les yeux de tout un chacun à Homburg. Faites-lui au moins faire un essai préliminaire à Étretat.
— Pour qu’il ne soit entouré que d’Américains qui s’évertuent à parler le français? Non, merci bien. J'aime les Américains, mais pas quand ils essaient de parler le français. C’est une bénédiction qu'ils ne cherchent jamais à parler anglais. Demain, à cinq heures, vous pourrez m’amener votre jeune ami.
Et Lucas, réalisant que Susan Mebberley était tout autant une femme qu'une tante, comprit qu’elle avait le droit de suivre son propre chemin.
Adrian fut donc dûment trimballé à l'étranger sous l'aile protectrice de Susan Mebberley; mais comme s’il s’agissait d’une concession faite à regret à la santé mentale, Homburg et autres incommodes stations à la mode furent délaissées par la société Mebberley, au profit du meilleur hôtel de Dohledorf, une petite ville des Alpes située quelque part au-delà de l'Engadine. C’était l’habituelle villégiature, avec l’habituelle sorte de touristes que l'on trouve dans la plus grande partie de la Suisse en été, mais pour Adrian, tout sortait de l’ordinaire. L'air de la montagne, la certitude de repas réguliers et abondants, et particulièrement l'atmosphère sociale, l'affectaient autant que la chaleur sans discernement d'une serre peut affecter une mauvaise herbe égarée à l’intérieur de ses limites. Il avait été élevé dans un monde où tout manquement était considéré comme un crime et expié comme tel; c’était quelque chose de nouveau et de tout à fait exaltant pour lui de constater qu’on pouvait être considéré comme plutôt amusant en bouleversant les choses de la manière et aux heures qu’il fallait. Susan Mebberley avait exprimé l'intention de montrer un tant soit peu le monde à Adrian; Adrian commençait à montrer une bonne partie de sa personne à la petite parcelle du monde représentée par Dohledorf.
Lucas eut, ici et là, quelques aperçus du séjour dans les Alpes, pas par sa tante, ni par Adrian, mais de la plume zélée de Clovis, qui était également en orbite en tant que satellite de la constellation Mebberley.
«L'animation que Susan a mis la nuit dernière a tourné à la catastrophe. Je pensais bien que ça arriverait. La petite Grobmayer, une gamine de cinq ans particulièrement répugnante, qui était apparue en «Bulle de savon[17]» au cours de la première partie de la soirée, avait été mise au lit dans l'intervalle. Adrian a sauté sur l’occasion et l’a enlevée pendant que sa gouvernante était en bas, pour l’introduire pendant la deuxième mi-temps, vaguement déguisée en cochon savant. Nul doute qu’elle avait l'air d’un authentique cochon, grognant et bavant tout comme le véritable article; on ne savait pas exactement qui c’était, mais chacun disait qu'elle était terriblement intelligente, en particulier les Grobmayer. Au troisième tableau, Adrian la pinça un peu trop fort, et elle cria «Marman! » On dit que je ne suis pas mauvais pour les descriptions, mais ne me demandez pas de décrire les faits et gestes des Grobmayer à cet instant; c’était comme si on avait adapté un des Psaumes les plus vindicatifs sur une musique de Strauss. Nous nous sommes transportés dans un autre hôtel, un peu plus haut dans la vallée.»
La lettre suivante de Clovis arriva cinq jours plus tard, et était datée de l'Hôtel Steinbock.
«Nous avons quitté l'Hôtel Victoria ce matin. Il était assez confortable et calme – au moins en avait-il l’air lorsque nous sommes arrivés. Nous n’y avions pas séjourné plus de vingt-quatre heures que l’atmosphère de repos en avait presque entièrement disparu, «comme une carpe obéissante,» selon l’expression d’Adrian. Cependant, rien de spécialement scandaleux ne s’était passé jusqu'à la nuit dernière, quand Adrian s’est offert une crise d’insomnie et a passé le temps en dévissant tous les numéros des chambres pour les aligner en rangs d’oignons sur le parquet de la sienne. Il a accroché l'étiquette de la salle de bains sur la porte de la chambre voisine, qui se trouvait être celle de Frau Hoftath Schilling, et ce matin, à partir de sept heures, la vieille dame a été envahie par un afflux de visiteurs involontaires; il semble bien qu’elle était trop horrifiée et scandalisée pour se lever et verrouiller sa porte. Les candidats au bain sont retournés en désordre dans leurs chambres, et, bien sûr, le changement des numéros les a encore égarés, et peu à peu la panique a gagné tout le couloir, des hommes à peine vêtus de leur peignoir de bain se précipitant aussi affolés que des lapins dans une garenne attaquée par un furet. Il a fallu pas loin d’une heure pour que les hôtes soient tous rangés dans leurs chambres respectives, et l'état de santé de Frau Hofrath était encore à l'origine d’une certaine inquiétude au moment où nous sommes partis. Susan commence à manifester un peu d’appréhension. Elle ne peut contenir la dérive de ce garçon, comme il n'a pas d'argent, et elle ne peut le renvoyer dans sa famille, étant donné qu’elle ignore où elle se trouve. Adrian dit que sa mère voyage au gré de ses affaires, et il a perdu son adresse. Probablement que, si la vérité était connue, ce serait une ruée chez elle. C’est ainsi que de nos jours, nombre de garçons semblent penser que se quereller avec sa famille est une profession reconnue.»
Le message suivant des voyageurs arriva à Lucas sous la forme d'un télégramme de Mrs. Mebberley elle-même. Il avait été expédié avec «réponse prépayée,» et consistait en une phrase unique: «Au nom du ciel, où se trouve Beth?»
(The Chaplet)
Un silence insolite planait sur le restaurant; c’était un de ces rares moments pendant lesquels l'orchestre ne faisait pas sonner les accents de la valse des Patineurs sur Crème Glacée[18].
— Vous ai-je jamais raconté, demanda Clovis à son ami, la tragédie histoire du banquet en musique?
C’était soir de gala au Grand Sybaris Hôtel, et un dîner spécial était servi dans la salle à manger Améthyste. La salle à manger Améthyste bénéficiait d’une réputation quasiment européenne, en particulier dans cette partie de l'Europe historiquement identifiée comme la Vallée du Jourdain[19]. Sa cuisine était irréprochable, et son orchestre suffisamment rémunéré pour être au-dessus de toute critique. Là, venaient en foule les mélomanes avertis et ceux qui l’étaient presque – lesquels sont légion –, et, en plus grand nombre encore, les simples amateurs de musique, qui savent comment il faut prononcer le nom de Tchaïkovski et reconnaître plusieurs des nocturnes de Chopin si vous les prévenez à temps; ces derniers mangent avec autant de nervosité qu’un chevreuil qui brouterait à découvert, et gardent leurs oreilles anxieuses grandes ouvertes en direction de l’orchestre, épiant le premier signe d’une mélodie identifiable.
«Ah, oui, Pagliacci[20],» murmurent-ils, alors que les premières mesures suivent immédiatement le potage, et si aucun amateur mieux informé ne fait mine de les contredire, ils se lancent dans un fredonnement contenu destiné à soutenir les efforts des musiciens. Parfois, la mélodie débute en même temps que le potage, auquel cas les banqueteurs font ce qu’ils peuvent pour fredonner entre deux cuillérées; l’expression sur le visage des enthousiastes qui accordent le potage Saint-Germain et Pagliacci n’est pas belle à voir, mais elle vaudrait d’être observée par ceux qui étudient tous les aspects de la vie. On ne peut évacuer les choses désagréables de ce monde en regardant simplement de l’autre côté.
En plus de catégories mentionnées ci-dessus, le restaurant était équitablement fréquenté par quelques personnes qui n’entendaient rigoureusement rien à la musique; seule l’hypothèse qu’ils étaient venus diner pouvait expliquer leur présence dans la salle à manger.
Dès après le premier service, la carte des vins avait été consultée, par certains avec l'embarras candide d'un écolier à qui on demande soudain de repérer un Prophète Mineur dans l’inextricable enchevêtrement de l'Ancien Testament, par d'autres avec une minutie suggérant qu'ils avaient déjà visité la plupart des grands crus à la maison et éprouvé leurs faiblesses. Les convives qui choisissaient leurs vins de cette façon passaient toujours leur commande d'une voix pénétrante et copieusement agrémentée d’indications de mise en scène. En insistant pour que le goulot de votre bouteille pointe vers le nord au moment où on la débouche, et en appelant le sommelier Max, vous pouvez impressionner vos invités à un point que des heures de laborieuse vantardise serait être impuissante à leur faire atteindre. Dans ce but, cependant, les invités doivent être aussi soigneusement choisis que le vin.
À l’écart des bambocheurs, dans l'ombre d'un pilier massif, se tenait un spectateur manifestement intéressé par la fête, bien que n’y prenant nulle part. Monsieur Aristide Saucourt était le chef du Grand Sybaris Hôtel, et s'il avait son égal dans sa profession, il n’avait jamais voulu l’admettre. Dans le domaine qui était le sien, c’était un potentat, bien entouré, manifestant la même froide brutalité que le Génie attend de ses enfants, plutôt que des excuses; il ne pardonnait jamais, et ceux qui le servaient veillaient à ce qu’il n’y eût toujours que peu à pardonner. Dans le monde extérieur, le monde qui se repaissait de ses créations, il avait de l’influence; une influence profonde ou superficielle, il n’avait cherché à le savoir. C’est la malédiction et la sauvegarde du génie de se peser lui-même en livres de troy[21] dans un monde qui ne compte qu’en vulgaires quintaux.
Une fois de temps en temps, l’envie prenait le grand homme de constater lui-même les effets de son magistral labeur, tout comme le cerveau directeur des usines Krupp pourrait souhaiter, en quelque moment décisif, imposer sa présence sur la ligne de feu d'un duel d'artillerie. C’était à présent le cas. Pour la première fois dans l'histoire du grand Hôtel Sybaris, était présenté à ses hôtes le plat qu'il avait porté à un degré de perfection qui tenait quasiment du scandale: les Canetons à la Mode d'Amblève[22]. Écrits en fine lettres d'or sur le blanc-crème du menu, comme ces mots semblaient insignifiants lorsqu’ils étaient mis sous les yeux de la masse ignare des convives. Et pourtant, quelle somme d’efforts avaient été tout spécialement dépensée, combien de traditions soigneusement engrangées avait été tirées de l’oubli, avant que ces six mots pussent être calligraphiés. Dans le département des Deux-Sèvres[23], des canetons avaient eu de belles et remarquables existences avant de mourir en odeur de satiété[24] pour fournir le thème principal du met; des champignons, que même un puriste d’anglo-saxon eût hésité à aborder dans sa propre langue[25], contribuaient de leurs corps langoureusement recroquevillés à la garniture, et, du fond du passé impérissable, on avait fait demandé à une sauce élaborée sous le règne crépusculaire de Louis XV de venir jouer sa partie dans la merveilleuse préparation. Ainsi, d’aussi loin qu’on puisse remonter, les hommes avaient travaillé d’arrache-pied pour arriver au résultat souhaité. Le reste relevait du génie humain – le génie d'Aristide Saucourt.
Et à présent, le moment était venu de servir le grand plat, ce plat qui figurerait parmi les plus beaux souvenirs des grands ducs las de ce monde et des magnats de la finance obsédés par les marchés. Et c’est à ce même moment que quelque chose d'autre arriva D’un geste caressant, le chef de l’orchestre aux cachets mirobolants plaça son violon sous son menton, abaissa ses paupières, et commença de dériver sur un océan mélodique.
— Ah! dirent la plupart des convives, il joue «le Chapelet.»
Ils savaient que c’était «Le Chapelet» parce qu'ils l’avaient déjà entendu jouer au déjeuner, dans l’après-midi pendant le thé, la veille pendant le souper, et qu’ils n’avaient pas eu le temps de l’oublier.
— Oui, il joue «Le Chapelet,» se confortèrent-ils mutuellement. La salle entière parlait à l’unisson. L'orchestre l’avait déjà joué onze fois ce jour-là – quatre fois parce qu’il en avait envie et sept fois par la force de l'habitude –, mais les accents bien connus furent accueillis dans l’extase d’une révélation. Le murmure de nombreux fredonnements s’éleva de la moitié des tables, et quelques auditeurs plus exaltés reposèrent couteau et fourchette pour se tenir prêt à faire éclater un tonnerre d’applaudissements dès que possible.
Et les Canetons à la Mode d'Amblève? Stupéfié, hébété, écœuré, Aristide les regardait refroidir dans l’indifférence la plus totale, ou souffrir la pire indignité qui soit, celle de se voir picorés et grignotés machinalement, tandis que les banqueteurs manifestaient leur approbation en applaudissant les musiciens. C’était à peine si le foie de veau et le bacon dans leur sauce persillée eussent figuré plus ignominieusement parmi les divertissements de la soirée. Et pendant que le maître de l'art gastronomique se retenait au pilier derrière lequel il se cachait, suffoquant d’une rage effroyable et fulgurante qui n’eût pu trouver d’échappatoire que dans l’agonie, le chef d'orchestre saluait, en remerciement des applaudissements dont la tempête s’élevait autour de lui. Se tournant vers ses collègues, il hocha la tête pour donner le signal du rappel. Mais avant qu’il eût remis son violon en position, un refus explosif jaillit de l'ombre du pilier.
— Non! Que non! Vous ne jouerez pas ça une fois de plus!
Le musicien se retourna avec un étonnement furieux. Eût-il lu l’avertissement dans le regard de l'autre homme qu’il eût pu agir différemment. Mais les applaudissements admiratifs résonnaient dans ses oreilles, et il gronda brusquement:
— C’est à moi d’en décider!
— Non! Vous ne jouerez plus jamais ça, cria le chef[26].
Et l’instant d’après, il s’était violemment jeté sur celui qu’il haïssait et qui l'avait supplanté dans l'estime du public. En préparation du service suivant, on venait de poser sur une desserte une énorme soupière de métal, remplie à ras bord de potage fumant; avant que le personnel ou que les hôtes eussent eu le temps de réaliser ce qui se passait, Aristide avait traîné sa victime qui se débattait jusqu'à la desserte, et lui avait plongé la tête tout au fond de la soupière presque bouillante. Les convives du fond de la salle en étaient encore à applaudir spasmodiquement pour obtenir un rappel.
Le chef de l'orchestre est-il mort noyé dans la soupe? ou mortellement atteint dans sa vanité professionnelle? ou ébouillanté à mort? les médecins n’ont jamais été capables de s’accorder là-dessus. Monsieur Aristide Saucourt, qui vit actuellement dans une retraite complète, penche toujours pour la théorie de la noyade.
(The Quest)
Une paix inaccoutumée s’étendait sur la Villa Elsinore, une paix cependant rompue à de fréquents intervalles par de bruyantes lamentations évocatrices d'un deuil éperdu. Le bébé des Momeby avait disparu; d'où la paix due à son absence; ils le recherchaient d’une manière follement désordonnée, donnant sans cesse de la voix, sans compter les clameurs qui parcouraient la maison et le jardin quand ils y retournaient pour fouiller une fois de plus toutes les cachettes possibles. Clovis, qui résidait temporairement à la villa à titre – bien malgré lui – d’hôte payant, piquait un petit roupillon dans un hamac au fond du jardin quand Mrs. Momeby lui avait asséné la nouvelle.
— Nous avons perdu Bébé, s’écria-t-elle.
— Voulez-vous dire qu'il est mort, ou qu’il a fichu le camp, ou que vous l’avez joué et perdu aux cartes? demanda Clovis avec nonchalance.
— Il trottinait ici et là, tout content, sur la pelouse, dit Mrs. Momeby en larmes, et comme Arnold venait juste de rentrer, je lui ai demandé quelle sauce lui ferait plaisir avec les asperges —
— J'espère qu'il a dit une sauce hollandaise, l’interrompit Clovis, avec un regain d’intérêt, parce que s'il y a quelque chose que je déteste —
— Et voilà que d’un seul coup, le bébé avait disparu, continua Mrs. Momeby sur un ton plus aigu. Nous avons cherché partout de haut en bas, dans la maison, dans le jardin et à l’extérieur du portail, et nous ne l’avons vu nulle part.
— Il n’est sûrement pas à portée de voix, dit Clovis; il doit se trouver à au moins deux miles de distance.
— Mais où? Et comment? demanda la mère bouleversée.
— Peut-être a-t-il été emporté par un aigle ou une bête sauvage, suggéra Clovis.
— Il n'y a pas d’aigles ni de bêtes sauvages dans le Surrey, dit Mrs. Momeby, mais une note d'horreur s’était glissée dans sa voix.
— Il s’en échappe de temps en temps des ménageries ambulantes. Parfois, je me dis qu'ils les laissent se carapater pour se faire de la publicité. Pensez à la manchette sensationnelle que ça pourrait faire dans les journaux locaux: le plus jeune rejeton d’un Non-conformiste[27] boulotté par une hyène ocellée. Votre mari n’est pas un éminent Non-conformiste, mais sa mère vient de Wesleyan, et il faut bien laisser les journaux prendre quelques libertés.
— Mais nous aurions retrouvé ses restes, sanglota Mrs. Momeby.
— Si l'hyène avait vraiment les crocs et si elle ne voulait pas seulement faite joujou avec sa nourriture, elle n’aurait pas laissé grand-chose. Ce serait comme dans l'histoire du petit garçon et de la pomme – il n’a même pas laissé le trognon.
Mrs. Momeby se détourna précipitamment pour aller chercher réconfort et conseils dans une autre direction. Dans sa préoccupation égoïste de jeune maman, elle n'avait pas vraiment pris en compte l’évidente anxiété de Clovis à propos de la sauce des asperges. Elle n’avait cependant pas parcouru un yard que le déclic du portillon latéral la fit se raviser. Miss Gilpet, de la Villa Peterhof, arrivait aux nouvelles pour écouter les détails de la perte cruelle. Clovis était déjà assez ennuyé avec cette histoire, mais Mrs. Momeby était douée d’une impitoyable capacité à trouver autant de plaisir à raconter les choses pour la énième fois que pour la première.
— Arnold venait de rentrer; il se plaignait de rhumatismes —
— Il y a tellement de choses à déplorer dans ce ménage qu'il ne me serait jamais venu à l’idée de me plaindre de rhumatismes, murmura Clovis.
— Il se plaignait de rhumatismes, poursuivit Mrs. Momeby, en essayant de donner une inflexion glaciale à sa voix déjà en grande partie chargée de sanglots et en parlant sur un débit aussi stressé que possible.
Elle fut de nouveau interrompue.
— Il n'y a rien de pire que les rhumatismes, dit Miss Gilpet.
Elle prononça ces mots sur le ton de défi d'un sommelier annonçant qu’il n’a plus du claret le moins cher porté sur la carte des vins. Elle n’alla cependant pas jusqu’à proposer l'alternative de quelque maladie plus onéreuse, puisqu’elle leur déniait en bloc toute existence.
Un soupçon de mauvaise humeur commença à se faire jour à travers le chagrin de Mrs. Momeby.
— Je suppose que vous allez à présent me dire que le bébé n'a pas vraiment disparu.
— Il a bien disparu, concéda Miss Gilpet, mais seulement parce que vous n’avez pas suffisamment la foi pour le retrouver. C’est seulement votre manque de foi qui empêche qu’il vous soit rendu sain et sauf.
— Mais si entretemps il avait été dévoré par une hyène et partiellement digéré, dit Clovis, qui se cramponnait affectueusement à sa théorie de la bête sauvage, on percevrait sûrement quelques effets nocifs?
Miss Gilpet était plutôt stupéfiée par cette complication.
— Je suis sûre qu’aucune hyène ne l’a dévorée, dit-elle sans trop de conviction.
— La hyène peut être tout aussi certaine du contraire. Vous voyez, elle peut faire preuve d’autant de foi que vous, et en savoir bien plus sur le sort actuel du bambin.
Mrs. Momeby redoubla de larmes.
— Si vous avez la foi, sanglota-t-elle, frappée par une heureuse inspiration, pourquoi ne retrouveriez-vous pas notre petit Erik pour nous? Je suis sûr que vous possédez des pouvoirs qui nous sont refusés.
Rose-Marie Gilpet adhérait sincèrement aux principes de la Christian Science[28]; mais même si elle les comprenait et était capable de les expliquer convenablement, les érudits étaient mieux à même de le faire. Dans le cas présent, elle était indubitablement confrontée à une belle opportunité, et tout en se lançant dans une vague recherche, elle battit vigoureusement le rappel de toutes les bribes de foi qu'elle possédait. Elle sortit sur la grande route nue et ouverte, suivie par les avertissements de Mrs. Momeby.
— Pas la peine d’aller par là, nous avons déjà cherché une douzaine de fois.
Mais les oreilles de Rose-Marie restèrent sourdes à toutes choses, sauf au contentement de soi; car, assis au milieu de la route, jouant joyeusement avec la poussière et quelques boutons d’or fanés, se trouvait un bébé en barboteuse blanche, sa tignasse nouée sur la tempe à l’aide d’un ruban bleu pâle. Prenant d'abord l’habituelle et toute féminine précaution de s’assurer qu’aucune voiture n’arrivait à l’horizon, Rose-Marie se précipita sur l'enfant et, en dépit de son opposition vigoureuse, le fit repasser le portail d’Elsinore. Les cris furieux de l'enfant avaient déjà annoncé sa découverte, et les parents, quasiment hystériques, descendirent en courant la pelouse à la rencontre de leur progéniture retrouvée. Les qualités esthétiques de la scène étaient quelque peu gâchées par la difficulté de Rose-Marie à maîtriser l’enfant qui se débattait et qu’elle tentait tant bien que mal de remettre au sein agité de sa famille.
— Notre petit Erik à nous est revenu, s’écrièrent les Momeby à l’unisson.
Le fait que l'enfant avait les poings profondément enfoncés dans ses orbites et qu’on ne pouvait voir de son visage qu’une bouche largement ouverte, faisait presque de son identification un véritable acte de foi.
— Est-il content de retrouver son papa et sa maman? chantonnait Mrs. Momeby.
La préférence que l'enfant manifestait pour ses jeux avec la poussière et les boutons d’or était si évidente que la question frappa Clovis comme une inutile maladresse.
— Faites-lui faire un tour de dada, suggéra brillamment le père, alors que les hurlements continuaient sans montrer le moindre signe qu’ils dussent prochainement s’arrêter.
En un clin d’œil, l'enfant fut assis à califourchon sur le grand rouleau de jardin sur lequel on exerça une première poussée pour le mettre en mouvement. Du fond du cylindre creux s’échappa un rugissement assourdissant dans lequel même les vocalises du bébé braillard furent noyées, et l’instant d’après, en sortait en rampant un enfant en barboteuse blanche et à la tignasse nouée sur la tempe avec un ruban bleu pâle. Il n'y avait pas à se tromper sur les caractéristiques ou la puissance pulmonaire du nouvel arrivant.
— Notre propre petit Erik! s’exclama Mrs. Momeby en se précipitant sur lui pour l'étouffer sous ses baisers; il a fait cache-cache dans le dada pour nous faire une grosse peur à tous?
C’était là l'explication évidente de la brusque disparition de l'enfant et de sa découverte tout aussi impromptue. Restait cependant la question du bambin imposteur, qui geignait à présent, assis sur la pelouse, tombé dans une disgrâce d’autant plus glaciale que sa récente popularité avait été usurpée. Les Momeby le foudroyèrent du regard comme s’il s’était insinué dans leur brève affection sous des prétextes dénués de cœur et indignes. Le visage de Miss Gilpet avait tourné au gris alors qu'elle regardait, impuissante, la figure retroussée qui avait été, à ses yeux, une si charmante vision à peine quelques instants auparavant.
— Lorsque l'amour est mort, combien peu de l’amour l’amant lui-même peut comprendre[29], cita Clovis pour lui-même.
Rose-Marie fut la première à rompre le silence.
— Si c’est Erik que vous tenez dans vos bras, qui est – cela?
— Ça, je crois que c’est à vous de l’expliquer, dit Mrs. Momeby avec raideur.
— Il s’agit évidemment, dit Clovis, d’un double d’Erik que les pouvoirs de votre foi ont convoqué. La question est: «Qu'est-ce que vous allez faire de lui?»
La pâleur sur les joues de Rose-Marie s’accentua. Mrs. Momeby attira le véritable Erik encore plus près d’elle, comme si elle craignait que son étrange voisin pût le transformer par pur dépit en bocal de poisson rouge.
— Je l'ai trouvé assis au milieu de la route, prononça faiblement Rose-Marie.
— Vous ne pouvez pas le ramener là-bas et l’y laisser, dit Clovis; la route est destinée à la circulation, et on ne doit pas s’en servir comme d’un débarras pour les miracles désaffectés.
Rose-Marie se mit à pleurer. Le proverbe «Pleurerez et vous pleurerez seul,» arrivait aussi mal à propos que la plupart des proverbes. Les deux bébés pleuraient lugubrement, et les Momeby père et mère étaient à peine remis de leur récent état larmoyant. Clovis seul se maintenait dans une imperturbable bonne humeur.
— Devrai-je le garder pour toujours? demanda Rose-Marie d’un air misérable.
— Pas pour toujours, dit Clovis d’un ton consolateur; il pourra s’engager dans la Marine quand il aura treize ans.
Rose-Marie redoubla de sanglots.
— Bien sûr, ajouta Clovis, il peut avoir des soucis à n’en plus finir à propos de son certificat de naissance. Vous aurez à vous en expliquer avec l'Amirauté, et ils sont diablement vieux jeu.
Ce fut plutôt un soulagement quand une gouvernante de la Villa Charlottenburg arriva en courant, toute essoufflée, sur la pelouse en réclamant le petit Percy, qui s’était faufilé par le portail de devant et avait disparu en un clin d'œil de la grande route.
Et même alors, Clovis estima nécessaire de se rendre en personne dans les cuisines pour s’assurer de la sauce qu’on allait servir avec les asperges.
(Wratislav)
Les deux fils aînés de la Gräfin[30] avaient fait des mariages désastreux. C’était, observa Clovis, une habitude familiale. Le plus jeune, Wratislav, qui était le mouton noir d'une famille plutôt grisâtre, n’avait encore contracté aucun mariage.
— Les mauvaises langues, dit la Gräfin, pourraient dire que ça évite au moins aux garçons de faire des bêtises.
— Vous croyez? demanda la baronne Sophie, non pour contester la remarque, mais dans un effort appuyé pour faire preuve d’intelligence.
C’était là une des questions à propos desquelles elle s’efforçait de contrer les décrets de la Providence, laquelle n’avait évidemment jamais prévu qu'elle eût à parler autrement que pour dire des inepties.
— Je ne vois pas pourquoi je ne parlerais avec intelligence, se plaignit-elle; ma mère était considérée comme une brillante causeuse.
— Ces choses-là peuvent très bien sauter une génération, dit la Gräfin.
— Ça paraît si injuste, dit Sophie; aucune femme ne peut reprocher à sa mère de l’avoir éclipsée en tant que brillante causeuse, mais je dois admettre que je serais assez mécontente si mes filles se mettaient à discourir avec brio.
— Eh bien, aucune d'entre elles ne le fait, dit la Gräfin d’un ton consolateur.
— Je ne sais pas, dit la baronne, virant aussitôt de bord pour prendre la défense de sa progéniture. Elsa a dit quelque chose de très subtil jeudi à propos de la Triple Alliance. Quelque chose comme quoi c’était une espèce de parapluie de papier, que c’était parfait tant qu’on n’avait pas à sortir sous la pluie. Ça n’est pas donné à tout le monde de dire des choses comme ça.
— Tout le monde a dit ça; ou au moins tous les gens que je connais. Mais il est vrai que je ne connais pas grand’monde.
— Je ne pense pas que vous soyez d’un commerce particulièrement agréable au quotidien.
— Je ne le suis jamais. Vous n’avez jamais remarqué que les femmes qui ont un profil vraiment parfait comme le mien sont rarement agréables, ne serait-ce que modérément?
— Je ne trouve pas votre profil aussi parfait que ça, dit la baronne.
— Ce serait surprenant qu’il ne le soit pas. Ma mère était une des beautés classiques les plus remarquables de son époque.
— Ces choses-là peuvent parfois sauter une génération, vous savez, se dépêcha de dire la baronne, avec la hâte essoufflée de quelqu’un qui trouve une répartie aussi rarement qu’une ombrelle dont la poignée serait en or.
— Ma chère Sophie, dit la Gräfin avec douceur, c’est loin d’être très astucieux, mais vous essayez de si bon cœur que je suppose que je ne devrais pas vous décourager. Dites-moi une chose: Ne vous est-il jamais venu à l’idée qu’Elsa serait parfaite pour Wratislav? Il est grand temps qu'il épouse quelqu'un, et pourquoi pas Elsa?
— Elsa, épouser cet épouvantable garçon! balbutia la baronne.
— Les mendiantes n’ont guère le choix, fit observer la Gräfin.
— Elsa n’est pas une mendiante!
— Financièrement, non, ou je n’aurais jamais suggéré cette union. Mais elle prend de l’âge, vous savez, et n'a aucune prétention quant à son esprit, ou à son apparence, ou quoi que ce soit de ce genre.
— Vous semblez oublier qu’il s’agit de ma fille.
— Cela prouve ma générosité. Mais, sérieusement, je ne vois pas ce Wratislav a contre lui. Il n’est pas endetté – ou, au moins, ça ne vaut la peine d’en parler.
— Mais pensez à sa réputation! Si la moitié des choses qu’on dit sur lui sont vraies –
— Les trois-quarts le sont probablement. Et alors? Vous ne voudriez pas d’un archange pour gendre.
— Je ne veux pas de Wratislav. Ma pauvre Elsa serait malheureuse avec lui.
— Quelques misères n’importeraient que peu avec elle; ça irait tellement bien avec cette façon qu’elle a d’arranger ses cheveux, et si elle n’arrive pas à s’entendre avec Wratislav, elle pourra toujours aller répandre le bien parmi les pauvres.
La baronne prit une photographie encadrée sur la table.
— Il est certainement très beau, dit-elle d’un air de doute.
Puis elle ajouta, encore plus dubitative:
— J'ose dire que ma chère Elsa pourrait le corriger.
La Gräfin eut la présence d'esprit de rire dans la tonalité qu’il fallait.
.....
Trois semaines plus tard, la Gräfin fondit sur la baronne Sophie dans une libraire du Graben, où elle était, peut-être, occupée à acheter des ouvrages de dévotion, même ce n’était pas le mieux qui pût leur arriver.
— Je viens de quitter les chers enfants au Rodenstahl, dit-elle en guise de salutation.
— Paraissaient-ils très heureux? demanda la baronne.
— Wratislav portait des vêtements neufs de coupe anglaise, de sorte que, bien sûr, il était très heureux. Je l'ai entendu raconter à Toni une anecdote assez amusante à propos d’une bonne sœur et d’une souricière, qui ne supporterait d’être répétée. Elsa rapportait à tout un chacun un bon mot sur la Triple Alliance qui était comme un parapluie de papier – ce qui semble porter la répétition au rang de vertu chrétienne.
— Avaient-ils l’air emballés l’un par l’autre?
— Pour parler franc, Elsa avait plutôt l’air emballée[31] dans une couverture de cheval. Mais pourquoi la laisser porter cette couleur safran?
— J’ai toujours pensé que ça lui allait bien au teint.
— Malheureusement non. Mais c’est comme ça. Bon. N’oubliez pas que vous déjeunez avec moi jeudi.
Le jeudi suivant, la baronne arriva en retard au déjeuner.
— Imaginez ce qui est arrivé! s’écria-t-elle en faisant irruption dans la pièce.
— Quelque chose d’assez remarquable pour vous avoir mis en retard, dit la Gräfin.
— Elsa a fichu le camp avec le chauffeur de chez Rodenstahl!
— Kolossal!
— Personne dans notre famille n’a jamais fait une chose pareille, balbutia la baronne.
— Peut-être qu'il ne s’est pas adressé aux autres de la même manière, suggéra la Gräfin d’un ton critique.
La baronne commençait à sentir qu'elle ne recevait ni l'étonnement, ni la compassion, auxquels la catastrophe lui donnait droit.
— En tout cas, dit-elle avec sévérité, à présent, elle ne peut plus épouser Wratislav.
— Elle ne le pourrait de toute façon pas, dit la Gräfin; il s’est embarqué en hâte pour l’étranger hier au soir.
— Pour l'étranger! Pour où?
— Pour le Mexique, il me semble.
— Le Mexique! Mais pour quoi faire? Pourquoi le Mexique?
— Les Anglais ont un proverbe, « La conscience fait un cowboy de chacun d’entre nous.»
— J’ignorais que Wratislav avait une conscience.
— Ma chère Sophie, il n'en a pas. C’est la conscience des autres qui peut décider quelqu’un à partir pour l’étranger du jour au lendemain. Allons manger.
(The Easter Egg)
Lady Barbara, issue d’une lignée de valeureux combattants, était une des femmes les plus braves de sa génération. Elle ne pouvait se faire à l’idée que son fils fût, et d’une manière aussi ostensible, un couard. Quelles que fussent les qualités de Lester Slaggby, et il était plutôt charmant à certains égards, le courage n’aurait jamais pu être compté parmi elles. Dans son jeune âge, il avait souffert d’une timidité enfantine; il fut un jeune garçon froussard, et devenu jeune homme, il troqua ses peurs irraisonnées contre d'autres, d’autant plus redoutables qu’elle reposaient sur des fondements soigneusement réfléchis. Il avait franchement peur des animaux, les armes à feu le rendaient nerveux, et il ne traversa jamais le Channel sans confronter mentalement le nombre de bouées de sauvetage à celui des passagers. A cheval, il semblait avoir besoin d’autant de mains qu’une déesse hindoue, au moins quatre pour se cramponner aux rênes, et deux autres pour tapoter doucement l’encolure du cheval. Lady Barbara ne faisait pas semblant d’ignorer la principale faiblesse de son fils; avec son courage habituel, elle en affrontait fermement la connaissance, et comme toute mère, ne l’en aimait pas moins.
Les voyages sur le continent, n’importe où pour peu que ce fût à l’écart des grands circuits touristiques, était un des passe-temps favoris de Lady Barbara, et Lester se joignait à elle aussi souvent que possible. La période de Pâques la trouvait habituellement à Knobaltheim, un canton montagnard d’une de ces petites principautés qui constellent de discrètes taches de rousseur la carte de l'Europe centrale.
Une connaissance de longue date avec la famille régnante faisait d'elle un personnage important au regard de son vieil ami le bourgmestre, qui la consulta avec anxiété dans la mémorable circonstance où le prince fit connaître son intention de venir en personne inaugurer un sanatorium à l’extérieur de la ville. Toutes les manifestations ordinaires d'un programme de bienvenue, certaines niaises et banales, d'autres pittoresques et charmantes, avaient été prévues, mais le Bourgmestre espérait que l’ingénieuse lady aurait quelque chose de nouveau et de bon goût à suggérer, qui pût témoigner de sa loyauté. À l’extérieur, le prince avait à peu de choses près la réputation d’une vieille baderne réactionnaire[32] qui bataillait, armé pour ainsi dire d’un sabre en bois, contre le progrès moderne; son propre peuple voyait en lui un gentil vieux monsieur d’une attachante majesté, laquelle n’avait rien de compassé. Knobaltheim avait à cœur de faire de son mieux. Lady Barbara avait discuté de la question avec Lester et une ou deux de ses connaissances dans son petit hôtel, mais il était difficile de trouver des idées.
— Puis-je faire une suggestion à la Gnädige Frau[33]? demanda une dame au teint de cire et aux pommettes haut placées, à qui l'Anglaise avait parlé une ou deux fois, et qu'elle avait classée dans son esprit comme une probable slave du sud
— Puis-je faire une suggestion pour la réception? reprit-elle, avec un empressement un peu timide. Notre petit garçon, là, notre bébé, nous l’habillerions d’un petit manteau blanc avec des petites ailes, comme un angelot de Pâques, et il porterait un gros œuf de Pâques tout blanc, qui contiendrait un panier d'œufs de pluviers, dont le prince est si friand, et il le remettrait à son Altesse comme une offrande de Pâques. C’est une idée si jolie! Nous avons vu faire cela, une fois, en Styrie.
L’angelot de Pâques qu’on lui proposait semblait laisser Lady Barbara perplexe; ce n’était qu’un gamin d’environ quatre ans au visage impénétrable. Elle l’avait remarqué la veille dans l'hôtel, et s’était demandé comment un enfant doté d’une telle chevelure blondasse pouvait appartenir à un père et à une mère aux visages si sombres; c’était sans doute, avait-elle pensé, un bébé adopté, d'autant que le couple n’était pas jeune.
— Bien entendu, la Gnädige Frau escortera le petit enfant jusqu'au prince, poursuivit la femme; mais il sera très bien, et fera tout comme il le faudra.
— Nous avons des œufs de pluvier arrivés tous frais de Vienne, dit le mari.
Le petit garçon et Lady Barbara semblaient aussi peu enthousiastes l’un que l’autre devant la jolie idée; Lester se montra ouvertement décourageant, mais quand le Bourgmestre en entendit parler, il en fut enchanté. L’association du côté sentimental de la chose et des œufs de pluvier parlaient directement à son esprit teuton.
Le grand jour venu, l'angelot de Pâques, habillé d’une façon tellement mignonne et pittoresque, fut le point de mire de l’assemblée réunie pour le gala de bienvenue de son Altesse. La mère se fit plus discrète et moins tatillonne que bien des parents dans des circonstances identiques, stipulant seulement qu'elle devait elle-même placer l'œuf de Pâques entre les bras de son fils, qu’elle avait soigneusement instruit sur la manière de tenir le précieux fardeau. Puis Lady Barbara se mit en marche, l'enfant à ses côtés, impassible mais farouchement déterminé. On lui avait promis gâteaux et bonbons à volonté s’il remettait sans encombre l'œuf au gentil vieux monsieur qui attendait de le recevoir. Lester avait essayé de lui communiquer en privé que d’horribles fessées sanctionneraient la moindre défaillance de sa part dans le déroulement du protocole, mais il est douteux que son allemand pût lui avoir causé davantage qu’une angoisse passagère. Lady Barbara avait eu la prévoyance de se pourvoir d’une provision de friandises au chocolat; les enfants peuvent parfois rendre des services, mais ils n’encouragent pas le crédit à long terme. Comme ils approchaient du prince, Lady Barbara se mit discrètement sur le côté, et l'enfant, la mine imperturbable, s’avança seul, d’une démarche chancelante, mais ferme, encouragé par le murmure d'approbation des grandes personnes. Lester, debout au premier rang des spectateurs, se retourna pour balayer la foule du regard, cherchant les visages rayonnants des bienheureux parents. Dans une allée latérale qui menait à la gare, il vit un taxi, dans la cabine duquel prenait place, avec toutes les apparences d’une précipitation furtive, le couple au sombre visage qui s’était montré si convainquant en faveur de la «jolie idée.» En un clin d’œil, l'acuité de son instinct de lâche lui rendit la situation d’une clarté aveuglante. Son sang se mit à bouillir et lui monta à la tête, comme si des milliers de vannes avaient été ouvertes dans ses veines et dans ses artères, et son cerveau devint l'écluse commune dans laquelle convergeaient tous les torrents. Il ne voyait plus que du flou autour de lui. Puis, son sang reflua en vagues rapides, jusqu'à ce que son cœur semblât drainé et vidé, et il se tint là, les nerfs à plat, impuissant, à regarder bêtement l'enfant qui portait son fatal fardeau à pas lents et implacables, de plus en plus près du groupe qui, tel un troupeau de moutons, attendait de le recevoir. Une curiosité fascinée força Lester à tourner la tête vers les fugitifs; le taxi se dirigeait à vive allure vers la gare.
L’instant d’après, Lester s’était mis à courir, courir plus vite qu’aucun de ceux qui se trouvaient là n’avaient jamais vu personne courir et – il n’était pas en train de prendre la fuite. En ce moment d’égarement, il était en proie à une impulsion inaccoutumée, comme si la lignée dont il était issu lui faisait signe, et il courait au-devant du danger sans se poser de questions. Il se pencha pour agripper l'œuf de Pâques comme s’il s’agissait du ballon dans un match de rugby. Il ne réfléchit pas à ce qu’il voulait en faire. Le tout était de s’en emparer. Mais on avait promis des gâteaux et des bonbons à l'enfant s’il remettait l'œuf sans encombre entre les mains du gentil vieux monsieur; de sorte qu’il ne poussa pas un cri, mais se cramponna de toutes ses forces à son fardeau. Lester tomba à genoux, tirant sauvagement sur l’œuf étroitement serré, tandis que des cris de colère s’élevaient des spectateurs scandalisés. Un cercle interrogateur et menaçant se forma autour de lui, puis recula brusquement lorsqu’il hurla un mot effroyable. Lady Barbara entendit le mot et vit la foule s’enfuir au loin comme un troupeau de brebis dispersées; elle vit le prince entraîné de force par ses gardes du corps; elle vit aussi son fils couché à plat ventre dans une agonie d’irrépressible terreur, son sursaut d'audace brisé net par la résistance inattendue de l'enfant qui serrait toujours frénétiquement, comme pour le protéger, le joujou de satin blanc, incapable ne fût-ce que de ramper pour échapper à la mort, capable seulement de hurler, de hurler, et de hurler encore. Dans son esprit, il avait l’obscure conscience de l'équilibre – ou de l’équilibre qui cherchait à se faire – entre la honte abjecte qui le tenait à présent sous son emprise, et cet unique et irrésistible acte de courage qui l'avait jeté au cœur du danger avec autant de noblesse que de folie. Ce ne fut que pendant une fraction de minute qu’elle put regarder les deux personnages enchevêtrés, l'enfant au visage impassible, le corps obstinément tendu dans sa résistance opiniâtre, et le jeune homme affaissé sur le sol, déjà presque mort, dont la terreur étouffait les cris; et au-dessus d’eux, les longues banderoles de la fête qui ondulaient joyeusement au soleil. Elle n’oublia jamais la scène; mais ce fut la dernière qu’elle vit jamais.
Lady Barbara porte son visage couturé de cicatrices et ses yeux aveugles à travers le monde avec autant de bravoure que jamais, mais à Eastertide, ses amis prennent soin d’épargner à ses oreilles toute allusion au symbole de Pâques des enfants.
(Filboid Studge, The Story of the Mouse that Helped)
— Je voudrais épouser votre fille, dit Mark Spayley avec un empressement timide. Je ne suis qu’un artiste disposant d’un revenu de deux cents livres par an, alors qu’elle est la fille d’un homme immensément fortuné, de sorte que vous allez sans doute considérer que ma demande est présomptueuse.
Duncan Dullamy, qui avait développé une importante société, ne manifesta aucun signe de mécontentement. En réalité, il se sentait secrètement soulagé à l’idée d’avoir trouvé un mari pour sa fille Leonore, même si ce n’était qu’un mari à deux cents livres par an. Il se trouvait dans une situation critique telle qu’il savait ne pouvoir en sortir que sans un sou et sans le moindre crédit; toutes ses récentes entreprises avaient tourné court, le plus grand échec étant celui de Pipenta, un nouvel et incomparable petit-déjeuner, dans la publicité duquel il avait investi d’énormes capitaux. Sur le marché, on aurait presque pu appeler ça un médicament; mais si les gens achetaient des médicaments, ils n’achetaient pas Pipenta.
— Épouseriez-vous Leonore, si elle était la fille d’un homme pauvre? demanda l’homme à la fortune imaginaire.
— Oui, dit Mark, évitant sagement toute démonstration exagérée de protestation.
Et à sa stupéfaction, le père de Leonore ne donna pas seulement son contentement, mais suggéra une date raisonnablement proche pour le mariage.
— Je souhaiterais pouvoir exprimer ma gratitude d’une manière ou d’une autre, dit Mark, sincèrement ému. Mais je crains que ce serait un peu comme la souris qui veut venir en aide au lion.
— Débrouillez-vous pour que les gens achètent cette cochonnerie, dit Dullamy en martelant sauvagement du poing une affiche du Pipenta méprisé, et vous aurez fait plus qu’aucun de mes employés n’aura été fichu d’accomplir.
— Cela mérite un autre nom, dit Mark, songeur, et quelque chose de frappant dans le texte de l’affiche. Quoiqu’il en soit, j’ai une idée.
Trois semaines plus tard, le monde était informé qu’un nouveau petit-déjeuner allait être mis en vente sous l’appellation retentissante de «Filboid Studge[35].» Spayley n’avait pas privilégié l’image d’une foule de bébés grandissant aussi vite que des champignons sous son influence, ou celle des nations les plus importantes trépignant d’une ridicule impatience pour s’en assurer le monopole. Une seule immense et sombre affiche montrait les Damnés des Enfers endurant un nouveau tourment: celui de ne pouvoir se saisir de ce Filboid Studge que d’élégants jeunes démons tenaient juste hors de portée de leurs mains dans des bols transparents. L’aspect macabre de cette galerie de portraits des Âmes Égarées était encore accentué par les traits à peine suggérés de quelques hommes et femmes alors en vue; d’éminentes personnalités des deux partis politiques, des femmes du monde, des auteurs dramatiques, des romanciers bien connus, et de distingués aviateurs étaient vaguement identifiables dans la foule des damnés; de célèbres étoiles du music-hall tremblaient misérablement dans les ombres infernales, souriant encore par la force de l’habitude, mais du terrifiant sourire de la rage due à la vanité de leurs efforts. La réclame ne mettait pas spécialement en avant les qualités du nouveau petit-déjeuner, mais un simple et sévère message courait en caractères gras en bas de l’affiche: «Désormais, ils ne peuvent plus en acheter.» Spayley avait compris que les gens agissent davantage par devoir que par plaisir. Il y a des milliers de gens des classes moyennes qui, si vous les rencontrez par hasard dans un bain turc, vous expliquent en toute sincérité que c’est le docteur qui leur a prescrit des bains de vapeur; si vous leur disiez que vous êtes là pour votre plaisir, c’est avec commisération qu’ils considéreraient la frivolité de vos motivations. De la même manière, chaque fois que la nouvelle d’un massacre des Arméniens nous arrive du Moyen-Orient, chacun présume qu’il a été perpétré «sur les ordres» de l’un ou de l’autre, personne ne paraissant penser que certaines gens peuvent, ici et là, aimer massacrer leurs voisins.
Et il en fut ainsi avec le nouveau petit-déjeuner. Personne n’eût voulu consommer le Filboid Studge par plaisir, mais la sévère austérité de sa réclame conduisit les ménagères à se précipiter dans les épiceries en exigeant un approvisionnement immédiat. Dans les kitchenettes, des filles joliment nattées aidaient solennellement leurs mamans déprimées à célébrer le rituel[36] de sa préparation. À la table du petit-déjeuner, dans les sinistres réfectoires, il était partagé en silence. Lorsque les ménagères découvrirent qu’il était proprement immangeable, leur ardeur à l’imposer à toute la maisonnée ne connut plus de bornes. «Tu n’as pas mangé ton Filboid Studge!» glapissaient-elles alors au malheureux qui quittait précipitamment la table, l’appétit coupé, et son repas du soir était précédé d’un plat réchauffé qui aurait pu s’intituler: «Ton Filboid Studge, celui que tu n’as pas mangé ce matin.» Ces étranges fanatiques qui se mortifient eux-mêmes, ouvertement ou non, avec des biscuits diététiques et des vêtements bons pour la santé, s’auto-flagellèrent énergiquement avec le nouveau produit[37]. De très sérieux jeunes binoclards s’en empiffrèrent sur les marches du National Liberal Club. Un évêque qui ne croyait pas en une vie future prêcha contre l’affiche, et la fille d’un pair mourut pour avoir trop mangé du produit, lequel bénéficia d’un regain de publicité quand un régiment d’infanterie se mutina et tira sur ses officiers plutôt que d’ingurgiter ce met nauséabond; par bonheur, Lord Birrell of Blatherstone, qui était alors Ministre de la Guerre, sauva la situation grâce à son heureux apophtegme: «Pour être efficace, la discipline doit être choisie.»
Dullamy eut cependant la sagesse de penser que Filboid Studge n’était pas le dernier mot du petit-déjeuner diététique, même si en tant que mot, il était devenu familier; sa suprématie pouvait être mise à l’épreuve dès qu’un produit encore plus immangeable serait mis sur le marché. Une réaction pouvait même se produire en faveur de quelque chose de savoureux et d’appétissant, et le rigorisme puritain du moment se voir exclu des pratiques culinaires domestiques. Par conséquent, au moment opportun, il vendit les intérêts qu’il possédait dans ce produit qui lui avait rapporté une fortune colossale en une conjoncture critique, et qui avait assis sa réputation financière au-delà de toute contestation. Quant à Leonore, devenue une héritière sur une échelle beaucoup vaste qu’auparavant, il la considéra comme une affaire trop importante sur le marché des maris pour se contenter d’un affichiste à deux cents livres par an. Mark Spayley, l’intelligente petite souris qui avait aidé le roi-lion de la finance avec des conséquences si malencontreuses, fut laissé pour compte du jour où il produisit la miraculeuse affiche.
— Après tout, dit Clovis qui le rencontra à quelques temps de là à son club, il vous reste la douteuse consolation qu’il n’appartient pas aux mortels d’aller à l’encontre du succès.
(The Music on the Hill)
Sylvia Seltoun prit son petit déjeuner dans le petit salon de Yessney avec l’agréable sensation d’une victoire enfin remportée qu’un fervent partisan de Cromwell eût pu s’accorder au lendemain de la bataille de Worcester[38]. Elle n’était pas d’un tempérament spécialement agressif, mais appartenait à ce genre plus accompli de combattants dont l’agressivité se révèle en fonction des circonstances. Le destin, au gré d’un hasard qui, généralement, jouait plutôt contre elle, avait fait de son existence une suite de petites luttes que, d'habitude, elle peinait à remporter. Et à présent, elle sentait qu'elle avait mené son combat le plus dur – et certainement le plus important – à une issue victorieuse. Avoir épousé Mortimer Seltoun, «Mortimer le Mort[39]» comme ses ennemis les plus intimes le surnommaient, en dépit de l'hostilité glaciale de sa famille et son indifférence affectée envers les femmes, était en effet un exploit qui avait nécessité une certaine détermination et un certain savoir-faire pour être mené à bien; la veille, elle avait apporté la touche finale à sa victoire en arrachant son mari à Town et à ses stations balnéaires périphériques, en le «casant» comme on disait, dans cette ferme-manoir perdue au milieu des bois qui était sa maison de campagne.
— Vous ne pourrez jamais y emmener Mortimer, avait dit sa chicaneuse de mère, mais s'il y va une fois, alors il y restera; Yessney lui a presque jeté un sort; comme l’a fait Town. On peut comprendre ce qui le retient à Town, mais Yessney –
Et la douairière avait haussé les épaules.
Yessney avait un côté sombre et presque férocement sauvage, quelque chose qui n’était certainement pas susceptible de plaire à des citadins nés, et Sylvia, en dépit de son nom, n’était habituée à rien de plus sylvestre que les jardins de Kensington. Elle considérait que le paysage était parfait et, à sa manière, salutaire, mais qu’il pourrait devenir troublant pour peu qu’on l’y encourage outre mesure. La méfiance envers la vie citadine, née de son mariage avec Mortimer, était quelque chose de nouveau pour elle, et c’est avec satisfaction qu’elle avait vu progressivement disparaître dans ses yeux ce qu'elle appelait le «syndrome de Jermyn-street», à mesure que les bois et les bruyères de Yessney s’étaient refermés sur eux la veille au soir. Les pouvoirs de sa volonté et de sa stratégie avaient prévalu; Mortimer allait rester.
Au-delà des fenêtres du petit salon, un triangle de gazon, qu’on eût pu, avec un peu d’indulgence, appeler une pelouse, descendait jusqu’à une haie de fuchsias mal entretenus, au-delà de laquelle une pente raide plantée de bruyères et de fougères aboutissait à une combe escarpée envahie de chênes et d’ifs. L’aspect farouche et sauvage de cet espace libre semblait constituer comme un lien impalpable entre la douceur de vivre et la terreur qu’inspirent les choses invisibles. Sylvia souriait avec complaisance, comme si elle approuvait un commentaire sur le paysage dans une école d’art, quand, tout à coup, elle se mit presque à frissonner.
— C’est vraiment très sauvage, dit-elle à Mortimer, qui était venu la rejoindre; on pourrait presque penser que, dans un pareil endroit, le culte de Pan n’a jamais tout à fait disparu.
— Le culte de Pan n'a jamais disparu, dit Mortimer. De nouveaux dieux ont pu en détourner, ici ou là, ses adorateurs, mais il reste le Dieu de la Nature à qui, en fin dernière, tout doit revenir. On l’a appelé le Père de tous les Dieux, mais la plupart de ses enfants sont mort-nés.
La religion de Sylvia relevait d’une sorte de piété de bon ton, et elle n’appréciait guère qu’on tournât ses croyances en dérision, mais c’était au moins quelque chose de nouveau et d’encourageant d’entendre Mortimer le Mort s’exprimer avec autant d’énergie et de conviction sur un sujet quelconque.
— Vous ne croyez tout de même pas au dieu Pan? demanda-t-elle, incrédule.
— Je suis fou dans bien des domaines, dit Mortimer tranquillement, mais pas au point de ne pas croire au dieu Pan quand je suis ici. Et si vous aviez quelque sagesse, vous éviteriez de vous vanter de ne pas croire en lui alors que vous êtes sur ses terres.
Ce ne fut qu’une semaine plus tard, quand Sylvia eut épuisé les attraits des promenades en forêt autour de Yessney, qu'elle s’aventura à une tournée d'inspection des bâtiments de la ferme. Dans son esprit, une ferme évoquait une scène joyeusement animée, avec des barattes, des fléaux, des laitières souriantes, et des équipages de chevaux s’abreuvant, de l’eau jusqu’aux jarrets, dans des mares peuplées de canards. Alors qu’elle déambulait parmi les bâtiments gris et lugubres de la ferme-manoir de Yessney, sa première impression fut celle d’une désolation et d’une immobilité écrasantes, comme si elle traversait une propriété abandonnée de longue date aux hiboux et aux toiles d’araignée; puis vint le sentiment que des ombres hostiles et furtives l’épiaient, pareilles aux choses invisibles qui semblaient se dissimuler dans les combes et les taillis. Par endroits, derrière les lourdes portes et les fenêtres aux volets fermés, on entendait le martèlement impatient d’un sabot ou le bruit de râpe des chaînes d’un licou, et parfois le meuglement assourdi d’une bête au repos. Dans un coin, un peu plus loin, un chien dépenaillé l’observa avec quelque chose comme de l’hostilité dans le regard avant de se faufiler silencieusement dans sa niche à son approche, puis d’en ressortir sans plus de bruit quand elle fut passée. Quelques poules qui picoraient sous une meule se dérobèrent à sa vue en se glissant sous une barrière. Sylvia avait l’impression que si elle rencontrait des êtres humains dans ce désert de granges et d’étables, ils fuiraient eux aussi son regard, pareils à des fantômes. Ce fut au détour d’un mur qu’elle tomba soudain sur un être vivant qui ne s’enfuit pas devant elle. C’était, vautrée dans une mare boueuse, une énorme truie, gigantesque au-delà de ses plus folles supputations de citadine sur les porcs à l’engrais, et tout de suite en alerte, prête à repousser si nécessaire l’inhabituelle intrusion. Ce fut à Sylvia d’opérer une retraite discrète. Comme elle se frayait un chemin au-delà des aires, des étables et des longs murs blancs, un bruit étrange la fit soudain sursauter – l'écho du rire doré et équivoque d'un jeune garçon. À mi-hauteur de la colline, sur le versant le plus proche, au travail dans un champ de pommes de terre, il n’y avait de visible que Jan, un jeune rustaud aux cheveux filasse et au visage tanné, le seul employé de la ferme; et Mortimer, quand elle lui posa la question, dit qu’il ne connaissait aucun autre auteur probable ou possible du rire moqueur qui eût pu, tout en se cachant, surprendre ainsi Sylvia. Le souvenir de cet écho difficilement identifiable s’ajouta aux autres impressions que «quelque chose» de sinistre et de furtif rôdait autour de Yessney.
Elle voyait très peu Mortimer; la ferme, les bois et les truites des torrents semblaient l’absorber de l’aube au crépuscule. Une fois, suivant la direction qu'elle l’avait vu prendre le matin, elle aboutit à une clairière ouverte dans un bosquet de noyers et fermée un peu plus loin par d'énormes ifs, au centre de laquelle une statuette de bronze représentant le jeune dieu Pan reposait sur un socle de pierre. La figurine était de belle facture, mais ce qui retint surtout son attention, ce fut la grappe de raisin fraichement cueillie qu’on avait déposée comme une offrande à ses pieds. Les raisins n’étaient pas si abondants au manoir, et ce fut d’un geste de colère que Sylvia se saisit de la grappe. Alors qu’elle rentrait en flânant, une contrariété hautaine dominait ses pensées, qui céda la place à quelque chose comme un sentiment très vif et très proche de la peur quand, à travers un enchevêtrement d’épaisses broussailles, elle aperçut le beau visage tanné d’un jeune garçon qui la fusillait du regard d’un air terriblement méchant. C’était un sentier solitaire – comme l’étaient d’ailleurs tous les sentiers de Yessney – et elle allongea le pas sans prendre le temps d’examiner plus avant cette apparition soudaine. Ce ne fut qu’en atteignant la maison qu'elle se rendit compte qu'elle avait laissé tomber la grappe de raisin dans sa fuite.
— J’ai vu un jeune homme dans les bois aujourd'hui, dit-elle ce soir-là à Mortimer, un assez beau garçon au teint mat, mais qui avait tout du vaurien. Un jeune romanichel, je suppose.
— Une théorie raisonnable, dit Mortimer, seulement voilà, il n'y a pas de bohémiens dans la région en ce moment.
— Alors, qui était-ce? demanda Sylvia.
Et comme Mortimer semblait n’avoir aucune autre explication que la sienne, elle se mit à raconter sa découverte de l’offrande.
— Je suppose que cela venait de vous, observa-t-elle; c’est une innocente petite fantaisie, mais s’ils l’apprenaient, les gens diraient que vous êtes complètement stupide.
— Vous en êtes-vous mêlée de quelque façon que ce soit? demanda Mortimer.
— J’ai – j’ai jeté les raisins. Ça me semblait tellement stupide, dit Sylvia, guettant un signe de contrariété sur le visage impassible de Mortimer.
— Je ne pense pas que vous ayez été bien avisée de faire ça, dit-il pensivement. J’ai entendu dire que les Dieux des Bois se montrent plutôt impitoyables envers ceux qui les importunent.
— Pour ceux qui croient en eux, c’est possible, mais voyez-vous, moi, je n’y crois pas, rétorqua Sylvia.
— Tout de même, dit Mortimer du même ton calme et serein, à votre place, j’éviterais les bois et les vergers, et je me méfierais davantage des bêtes à cornes dans la ferme.
Bien sûr, tout cela n’avait pas de sens, mais dans cet endroit solitaire au milieu des bois, la moindre absurdité semblait pouvoir cacher une nichée de malaises.
— Mortimer, dit soudain Sylvia, je pense que nous allons très prochainement rentrer en ville.
Sa victoire, remportée sur un terrain qu'elle était déjà impatiente de quitter, n'avait pas été aussi totale qu’elle l’avait supposé.
— Je ne crois pas que vous rentrerez jamais en ville, dit Mortimer, semblant paraphraser la prédiction que sa mère avait faite pour lui-même.
Sylvia remarqua avec déplaisir et un certain sentiment d’insuffisance vis-à-vis d’elle même que le cours de sa promenade, l’après-midi suivant, la menait malgré elle dans l’enchevêtrement des bois. Quant aux bêtes à cornes, la mise en garde de Mortimer était à peine nécessaire, car elle les avait toujours considérées comme des bêtes d’une très douteuse neutralité: dans son imagination, les plus matrones des vaches laitières renonçaient à leur sexe pour se muer en taureaux susceptibles de «voir rouge» à tout instant. Ce n’était qu’après une longue et circonspecte mise à l’épreuve qu’elle avait estimé que le bélier qui paissait dans la pâture voisine du verger était d’un naturel docile; ce jour-là, cependant, elle décida de lui retirer cette qualité non démontrée, étant donné que le bestiau, ordinairement tranquille, parcourait la pâture de long en large avec tous les signes d’une intense agitation. Le son atténué et aigu d’une flûte arrivait des profondeurs d'un bosquet voisin, un lien subtil semblant accorder les allers et venues de l'animal au rythme de la musique sauvage qui sortait des bois. Sylvia revint sur ses pas et grimpa en direction du sommet le long de l’étendue pentue de bruyère qui formait comme de rondes épaules au-dessus de Yessney. Elle avait laissé derrière elle le son de la flûte, mais à travers les combes boisées qui s’étendaient à ses pieds, le vent lui apporta l’écho d’un autre genre de musique, celui des aboiements caractéristiques d’une meute de chiens de chasse en action. Yessney se trouvait aux confins du Somerset et du Devon, et il arrivait qu’un cerf traqué emprunte cette voie. Sylvia put bientôt apercevoir la masse sombre d’un corps qui bondissait de colline en colline, disparaissant et reparaissant à sa vue en franchissant les combes, alors que derrière lui s’amplifiait l’inexorable chœur, et elle sentit monter en elle la sympathie exaltée que l’on ressent pour toute chose pourchassée quand on n’est pas directement impliqué dans sa capture. Bientôt, un grand cerf rouge au chef bien fourni arriva sur la lisière du maquis de chênes et de fougères et se dressa, pantelant, à l’air libre. Son intention était évidemment de dévaler vers les étendues brunes d’Undercombe, et, de là, de se frayer un chemin vers l’océan, qui est le sanctuaire privilégié du cerf rouge. Cependant, à la surprise de Sylvia, il tourna la tête en direction du sommet de la colline et, d’un pas lourd, se dirigea résolument vers les bruyères. «Ça va être terrible», pensa-t-elle, «les chiens vont l’abattre sous mes yeux.» Mais le chœur de la meute semblait s’être pour l’instant assourdi dans le lointain, et à sa place, elle entendit de nouveau la flûte sauvage, arrivée à présent de ce côté, comme pour exhorter le cerf défaillant à un ultime effort. Sylvia, qui se tenait très à l’écart de son chemin, à demi-cachée par un épais buisson de baies sauvages, le regardait balancer sa tête haut levée, ses sombres flancs luisant de sueur, les poils grossiers de son encolure se détachant à contre-jour dans la lumière. La musique de la flûte stridula soudain tout autour d’elle, semblant sourdre des buissons, à ses pieds mêmes, et au même moment, la grande bête se retourna et fondit directement sur elle. En un instant, sa pitié pour l'animal pourchassé se mua en une terreur sauvage devant le danger; les épaisses racines des bruyères épaisses se moquaient de ses efforts désordonnés pour fuir alors que regardant frénétiquement vers le bas, elle s’aperçut que la meute courait à l’opposé. Les énormes pointes de la ramure n’étaient plus qu’à quelques yards d’elle, et ce fut dans un éclair que, paralysée par la peur, elle se souvint que Mortimer l’avait avertie de se méfier des bêtes à cornes. À ce moment, le cœur palpitant de joie, elle vit qu'elle n’était pas seule; une silhouette humaine se tenait à quelques pas sur le côté, debout jusqu'aux genoux dans les broussailles.
— Sortez-moi de là! hurla-t-elle.
Mais en réponse, la silhouette ne fit aucun mouvement.
Les bois du cerf lui arrivèrent droit dans la poitrine, en même temps que, dans ses narines, l'odeur âcre de l'animal aux abois; mais si ses yeux s’emplirent d’horreur, c’était aussi à cause de ce qu'elle voyait s’approcher en même temps que la mort. Et dans ses oreilles résonna l'écho d’un jeune rire, équivoque et doré.
(The Story of St. Vespaluus)
— Racontez-moi une histoire, dit la Baronne, regardant désespérément, au dehors, tomber cette pluie fine et inexcusable qui avait l’air de devoir continuer pendant la plus grande partie de l’après-midi.
— Quel genre d’histoire? demanda Clovis en repoussant sans ménagement sa mallette de croquet.
— Quelque chose qui soit assez vrai pour m’intéresser, et pas assez pour être assommant, dit la Baronne.
Clovis remit en place quelques coussins pour son confort et sa satisfaction personnels; il savait que la Baronne tenait au bien-être de ses invités, et il pensait qu’il était juste de respecter particulièrement ses désirs en la matière.
— Est-ce que je vous ai déjà raconté l’histoire de Saint-Vespalluus? demanda-t-il.
— Vous m’avez raconté l’histoire du grand-duc et du dompteur de fauves, et celle de la veuve du financier et du maître de postes d’Herzégovie, dit la Baronne, et aussi celle du jockey italien et de la gouvernante débutante qui allaient à Varsovie, et plusieurs histoires à propos de votre mère, mais pas la moindre à propos d’un quelconque saint.
— Cette histoire s’est passée il y très longtemps, dit-il, en ces temps difficiles et mélangés où un tiers des gens étaient païens, le second tiers chrétien et où le troisième et plus gros tiers se contentait d’embrasser la religion que la Cour professait. Il y avait un roi appelé Hkrikos qui était affligé d’un caractère épouvantable et qui n’avait aucun successeur dans sa propre famille. Sa sœur, qui était mariée, l’avait cependant pourvu d’une considérable provision de neveux parmi lesquels il pouvait se choisir un héritier. Et celui qui, entre tous, était le plus méritant et bénéficiait de la royale approbation était le jeune Vespaluus, âgé de seize ans. C’était celui qui avait le plus d’allure, montait le mieux à cheval, lançait le javelot le plus loin, et bénéficiait de l’inestimable don princier d’être capable de passer devant un quémandeur en ayant l’air de ne pas l’avoir vu, mais à qui il eût sans nul doute donné quelque chose si seulement il avait pu le voir. Ma mère possède ce don jusqu’à un certain point. Elle peut traverser en souriant une vente de charité et en ressortir financièrement saine et sauve, et rencontrer le lendemain les organisateurs avec un petit air de «Si j’avais su que vous manquiez de liquidités» qui est vraiment un petit triomphe d’audace.
Il se trouvait que Hkrikos était un païen de la plus belle eau. Il s’adonnait avec un enthousiasme sans égal au culte des serpents sacrés, lesquels vivaient en un bosquet sacré sur une colline proche du palais royal. Dans le privé, le menu peuple avait, dans des limites raisonnables, le droit de faire ce qu’il voulait en matière de religion, mais toute personne officiellement au service de la Cour qui dérogeait au nouveau culte se voyait renversé, au sens propre comme au figuré, le déposé étant jeté par-dessus la balustrade qui entourait la royale fosse aux ours. En conséquence de quoi le scandale le disputa à la consternation quand le jeune Vespaluus apparut un jour devant la Cour avec un chapelet suspendu à sa ceinture, et répondit aux furieux qui le questionnaient qu’il avait décidé de se convertir au Christianisme, ou à quelque autre culte que ce fût, histoire de lui donner une chance. À l’encontre de n’importe quel autre neveu, le roi eût peut-être prononcé des peines drastiques de flagellation et de bannissement, mais dans le cas de son favori Vespaluus, il était résolu à paraître en toute chose comme un père à la page d’aujourd’hui qui se montrerait capable de considérer l’intention annoncée de son fils de faire du théâtre comme une véritable profession. Il donna son accord depuis la Bibliothèque Royale. En ce temps-là, la Bibliothèque Royale n’était pas une affaire considérable, et le gardien des livres du roi disposait de pas mal de loisirs. De sorte qu’on lui demandait souvent d’intervenir dans les affaires des uns et des autres, quand certaines choses dépassaient la mesure et devenaient temporairement ingérables.
— Vous devez raisonner le Prince Vespaluus, dit le roi, et lui montrer l’erreur dans laquelle il se fourvoie. Nous ne pouvons-nous permettre que l’héritier du trône donne un si dangereux exemple.
— Mais où trouverai-je les arguments nécessaires, demanda le Bibliothécaire.
— Je vous donne carte blanche. Libre à vous d’aller cueillir vos arguments dans les bois et les taillis royaux, dit le roi; si vous ne pouvez trouver aucune observation et aucune cinglante riposte adaptée à la situation, vous êtes une personne de peu de ressources.
Le Bibliothécaire se rendit donc dans les bois où il cueillit une abondante sélection de ratiocinations et de sophismes hautement argumentatoires, et entreprit de disputer avec Vespaluus au sujet de la folie et de l’iniquité de sa conduite inconvenante. Ses arguties firent une profonde impression sur le jeune prince, laquelle perdura pendant de nombreuses semaines durant lesquelles on n’entendit plus parler de son malencontreux écart en direction du Christianisme.
Ce fut alors qu’un autre scandale de même nature agita la Cour. Alors qu’il aurait dû s’engager à voix haute en invoquant la gracieuse protection et le patronage des saints serpents, on entendit Vespaluus chanter un cantique en l’honneur de Saint Odilon de Cluny. Le roi, rendu furieux par ce nouvel outrage, commença à envisager la situation d’un œil plus pessimiste. À l’évidence, Vespaluus filait un bien mauvais coton en s’obstinant dans son hérésie. Pourtant, rien dans son apparence ne justifiait un tel entêtement; il n’avait pas les yeux pâles d’un songe-creux au mysticisme fanatique. Au contraire, il était de loin le garçon de la Cour qui présentait le mieux; il avait une silhouette élégante et racée, une complexion des plus saines, des yeux de la couleur d’une mûre arrivée à maturité, et une chevelure sombre et lisse dont il prenait grand soin.
— On croirait que vous êtes en train de vous décrire tel que vous vous imaginez avoir été à l’âge de seize ans, dit la Baronne.
— Ma mère vous a sans doute montré quelques-uns de mes portraits à cet âge-là, dit Clovis.
Ayant ainsi tourné le sarcasme en compliment, il revint à son histoire.
Le roi fit enfermer Vespaluus dans une sombre tour, au pain sec et à l’eau pendant trois jours, sans rien à entendre que les couinements et le froissement des ailes de la chauve-souris, sans rien à regarder que la dérive des nuages à travers une étroite meurtrière. La ligue anti-païenne de la communauté se mit à parler du jeune martyr avec solennité. Le martyre fut cependant adouci, au moins sur le plan de la nourriture, par la négligence du gardien de la tour, qui, par erreur, laissa une ou deux fois des portions de viande grillée, de fruits et de vin de son propre repas arriver jusqu’au cachot du prince. Sa pénitence accomplie, on surveilla chez Vespallus le moindre symptôme de perversion religieuse, car le roi était déterminé à ne plus souffrir aucune opposition sur un sujet aussi important, même de la part de son neveu favori. À la moindre manifestation de cette absurdité, dit-il, la succession au trône serait à réexaminer.
Pendant quelques temps, tout alla pour le mieux; le festival estival des sports approchait, et le jeune Vespallus était trop absorbé par les compétitions de lutte, de course à pied, et de lancer de javelot pour s’enquiquiner lui-même avec des querelles religieuses. Cependant, arriva le point culminant du festival, la cérémonie de la danse rituelle autour du bosquet des serpents sacrés, et Vespaluus «déclara forfait.» L’affront à la Religion d’État était par trop public et ostentatoire pour être ignoré, même si le roi l’eût volontiers souhaité, et il n’était pas le dernier à le souhaiter. Pendant une journée et demie, il se tint à l’écart et médita, et chacun pensait qu’il débattait avec lui-même la question de savoir s’il fallait exécuter le prince ou lui pardonner. En réalité, il réfléchissait à la meilleure manière de le mettre à mort. Si la chose devait se faire, elle aurait de toute façon un énorme retentissement parmi le peuple; autant donc faire en sorte que ce fût aussi spectaculaire et impressionnant que possible.
— Mis à part ses regrettables inclinations en matière de religion, dit le roi, et son obstination à y adhérer, c’est un jeune homme doux et charmant, par conséquent, il est juste et approprié qu’il soit mis à mort en douceur.
— Sa Majesté veut dire –? dit le Bibliothécaire.
— Je veux dire, dit le roi, qu’il doit être piqué par des abeilles jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Une mort des plus élégantes, dit le Bibliothécaire.
— Elégante et spectaculaire, et particulièrement douloureuse, dit le roi; et qui satisfait à toutes nos exigences.
Le roi supervisa en personne tous les détails de la cérémonie d’exécution. Vespaluus serait débarrassé de ses vêtements, ses mains liées dans son dos, et il serait jeté en position allongée sur trois des plus importantes ruches royales, de sorte que le moindre mouvement de son corps le mettrait fatalement en contact avec elles. Le reste serait laissé à l’initiative des abeilles. Le roi estimait que la mort pourrait intervenir dans un laps de temps compris entre quinze et quarante minutes, même si les avis divergeaient et si les autres neveux engageaient des paris considérables sur la question de savoir si la mort serait quasiment instantanée ou si, au contraire, elle serait reportée pendant plusieurs heures. Quoiqu’il en soit, ils s’accordaient tous pour dire qu’il était largement préférable d’être jeté dans une fosse aux ours puante et d’être déchiqueté à mort à coups de griffes et de crocs par des animaux à moitié carnivores.
Il arriva cependant que le gardien des ruchers royaux était lui-même enclin au Christianisme et qu’en outre, comme beaucoup parmi les officiels de la Cour, il était profondément attaché à Vespaluus. Par conséquent, la veille de l’exécution, il s’affaira lui-même à ôter leurs dards à toutes les royales abeilles; l’entreprise fut longue et délicate, mais c’était un spécialiste des abeilles, et en travaillant avec zèle une bonne partie de la nuit, il réussit à désarmer toutes, ou presque toutes, les abeilles du rucher.
— Je me demande bien comment on peut retirer son dard à une abeille vivante, dit la Baronne, incrédule.
— Chaque profession a ses secrets, répliqua Clovis; s’il n’en était pas ainsi, ce ne serait pas une profession.
Bien. Le moment de l’exécution arriva; le roi et la Cour prirent place; et toutes les dispositions furent prises pour qu’autant de gens du peuple qu’on le souhaitait pussent être témoins de ce spectacle inaccoutumé. Par bonheur, les ruchers royaux s’étendaient sur une superficie considérable, et étaient, de plus commandés par des terrasses qui entouraient les jardins royaux. En se poussant un peu ou en grimpant sur quelques plates-formes qu’on avait dressées, chacun put trouver place.
Vespaluus fut amené sur l’aire, face aux ruches, rougissant et quelque peu embarrassé, mais absolument pas mécontent de l’attention dont il était l’objet.
— Il semble bien qu’il vous ressemble en toute chose aussi bien qu’en apparence, dit la Baronne.
— Cessez donc de m’interrompre pour critiquer tous les détails de cette histoire, dit Clovis.
Aussitôt qu’on l’eut placé dans la position prescrite par-dessus les ruches, et presque avant que les gardiens eussent eu le temps de se retirer à distance convenable, Vespallus donna un coup vigoureux et bien ajusté, qui envoya les trois ruches valdinguer d’un côté et de l’autre. L’instant d’après, il était couvert d’abeilles de la tête aux pieds; chacun des insectes eut soudain l’effroyable et humiliante révélation qu’en ce moment de suprême catastrophe, il était impuissant à piquer, mais chacun sentit qu’il devait faire semblant. Vespallus poussait des cris perçants et se débattait en riant parce qu’il se sentait chatouillé à en mourir, et de temps en temps, il donnait un coup furieux et proférait un juron, comme s’il était lui-même une des quelques bestioles qui avaient échappé au désarmement. Mais les spectateurs constataient avec stupéfaction qu’il ne montrait pas le moindre signe d’agonie, et quand les abeilles, lasses, quittèrent son corps par essaims entiers, on put voir que sa chair était aussi blanche et lisse qu’avant son martyre, avec juste un fin glacis de miel laissé par les innombrables pattes des abeilles et, çà et là, un petit point rouge à l’endroit où l’un des rares aiguillons avait laissé sa marque. Il était clair qu’un miracle s’était produit en sa faveur, et un puissant murmure d’étonnement et d’exultation s’éleva de la foule des spectateurs. Le roi donna des ordres pour que Vespaluus fût remis sur pieds en attendant d’autres consignes, et s’en fut en silence prendre son repas de midi, au cours duquel il prit soin de manger d’aussi bon appétit et de boire aussi copieusement que si rien d’inhabituel ne s’était passé. Après le repas, il fit mander le Bibliothécaire Royal.
— Que signifie ce fiasco? demanda-t-il.
— Votre Majesté, dit ce fonctionnaire, soit il y a quelque chose qui va radicalement de travers chez les abeilles –
— Il n’y a rien qui cloche chez mes abeilles, dit le roi avec hauteur, ce sont les meilleures.
— Soit, continua le Bibliothécaire, il y a quelque chose d’irrémédiablement parfait chez le Prince Vespaluus.
— Si Vespaluus est parfait, alors, moi, je dois être mauvais.
Le Bibliothécaire garda le silence pendant un moment. Si beaucoup avaient couru à leur perte en parlant avec trop de hâte, un silence inconsidéré pouvait conduire à la disgrâce les infortunés fonctionnaires de la Cour.
De sorte qu’oubliant la retenue due à sa dignité, et la règle d’or qui impose le repos du corps et de l’esprit après un repas copieux, le roi se rua sur le gardien des livres royaux et le frappa à plusieurs reprises et de manière désordonnée sur le crâne avec un échiquier en ivoire, une carafe en étain, et un chandelier en cuivre; il le cogna de nombreuses fois avec violence contre une torchère de métal, et lui fit faire trois fois le tour de la salle des banquets en lui bottant l’arrière-train d’énergiques et fulgurants coups de pieds. À la fin, il le traîna par les cheveux le long d’un corridor et le jeta dans la cour à travers une fenêtre.
— A-t-il été blessé? demanda la Baronne.
— Plus blessé que surpris, dit Clovis.
Voyez-vous, le roi était bien connu pour la violence de son caractère. Cependant, c’était la première fois qu’il se laissait aller à de telles extrémités au meilleur moment d’un repas copieux. La carrière du Bibliothécaire ne s’arrêta pas là – en fait, pour autant que je le sache, il s’en est vite remis, mais Kkrikos mourut le soir même. Vespallus venait juste de finir de débarrasser son corps des taches de miel quand une délégation empressée arriva pour lui oindre le chef du saint chrême. Et du fait de ce miracle qui avait eu de nombreux témoins et de l’accession au trône d’un souverain chrétien, il ne fut pas surprenant de voir un engouement massif de convertis à la nouvelle religion. Dans la Cathédrale hâtivement improvisée de Saint Odilon, un évêque ordiné en catastrophe croulait sous la ruée des demandes de baptêmes. Et, dans l’imaginaire du peuple, celui-qui-aurait-dû-être-un-martyr devint le saint-enfant-royal, dont la célébrité attira dans la capitale des foules de touristes curieux et fervents. Vespaluus, activement engagé dans les jeux et les tournois sportifs qui marquaient le début de son règne, n’avait guère de temps à consacrer à la ferveur religieuse qui bouillonnait autour de sa personne; le premier signe qui le rappela à la réalité des affaires, ce fut quand le Grand Chambellan (un récent et très ardent nouveau venu dans la communauté chrétienne) lui demanda d’approuver un projet de cérémonie destiné à raser le bosquet aux serpents.
— Votre Majesté aura la grâce d’abattre le premier arbre avec une cognée spécialement consacrée, dit le fonctionnaire obséquieux.
— Je commencerai par vous couper la tête avec la première hache qui me tombera sous la main, dit Vespaluus avec indignation; croyez-vous que je vais commencer mon règne en m’en prenant aux serpents sacrés? Ça serait de très mauvais augure.
— Mais les principes chrétiens de votre Majesté? s’exclama, perplexe, le Grand Chambellan.
— Je n’en ai jamais eu, dit Vespaluus; si je prétendais m’être converti au Christianisme, c’était seulement pour enquiquiner Hkrikos. Il se mettait en boule de façon si délicieuse! Et c’était plutôt rigolo de se faire fouetter, enguirlander et enfermer dans la tour pour tout et n’importe quoi. Mais quant à virer chrétien, comme vous autres semblez le faire, je n’y ai jamais pensé une seconde. Et les saints et honorés serpents m’ont toujours exaucé quand je les ai priés de m’accorder le succès dans mes compétitions de course et de lutte, et pour mes chasses; et c’est bien grâce à leur éminente intercession que les abeilles n’ont pas été fichues de me blesser avec leurs dards. Ça serait de la plus noire ingratitude de ma part de me retourner contre leur culte à peine arrivé sur le trône. Je vous déteste pour m’avoir suggéré ça.
Le Grand Chambellan se tordait les mains de désespoir.
— Mais, votre Majesté, gémit-il, le peuple vous vénère comme un saint, et la noblesse se convertit en masse au Christianisme, et tous les potentats du voisinage qui pratiquent la Foi Chrétienne vous envoient des ambassadeurs spécialement chargés de vous accueillir en tant que frère. On parle de faire de vous le saint patron des apiculteurs, et un certain ton jaune miel a été baptisé jaune d’or Vespaluusien à la Cour de l’Empereur. Vous ne pouvez certainement pas tourner le dos à tout cela.
— Je ne me soucie nullement d’être vénéré, salué, et honoré, dit Vespaluus; je ne me soucie même pas de n’être qu’à moitié un saint, tant que je n’ai pas la prétention d’en devenir un complètement. Mais je désire que vous finissiez par comprendre clairement que je refuse de renoncer au culte des augustes serpents.
Il y avait, dans la façon dont il prononça ces derniers mots, comme une menace implicite de fosse-aux-ours, et ses yeux d’un noir de mûre étincelaient dangereusement.
Finalement, la raison d’État fit qu’on aboutit à un compromis entre les religions.
À des intervalles déterminés, le roi apparaitrait devant ses sujets dans la cathédrale nationale en tant que Saint Vespaluus, et le bosquet aux serpents serait peu à peu élagué et taillé jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien. Mais les serpents sacrés et vénérés seraient transférés dans un taillis privatif des jardins royaux, où Vespaluus le Païen et certains membres de sa maisonnée continueraient de les adorer avec dévotion, comme il se devait. C’est pour cette raison que le jeune monarque continua jusqu’à la fin de ses jours de remporter des victoires dans les sports et à la chasse, et c’est aussi la raison pour laquelle, en dépit de la vénération du peuple pour sa sainteté, il ne fut jamais officiellement canonisé.
— Il a cessé de pleuvoir, dit la Baronne.
(The Way to the Dairy)
La Baronne et Clovis, assis dans un endroit très fréquenté du Parc, échangeaient des confidences biographiques sur les passants dont la longue succession défilait devant eux.
— Qui sont ces jeunes femmes à l’air abattu qui viennent de passer? demanda la Baronne; on dirait qu’elles courbent l’échine sous les coups du destin sans être vraiment sûres de pouvoir être sauvées.
— Celles-ci, dit Clovis, ce sont les Brimley Bomefield. J’ose dire que vous auriez l’air tout aussi abattu si vous étiez passée par où elles sont passées.
— J’ai eu largement mon compte d’expériences déprimantes, dit la Baronne, mais je n’en ai jamais rien laissé voir. C’est d’aussi mauvais goût que de paraître son âge. Dites-moi tout sur les Brimley Bomefield.
— Eh bien, dit Clovis, leur tragédie a commencé du jour elles se sont découvert une tante. La tante avait tout le temps été là, mais elles avaient presque oublié son existence, jusqu'à ce qu'un parent éloigné leur rafraîchisse la mémoire en se souvenant très clairement d’elle dans son testament; c’est fou ce que peut accomplir la force de l’exemple. La tante, qui avait toujours vécu dans une très discrète mouise, devint fort agréablement pleine aux as. Les Brimley Bomefield se sentirent soudain préoccupées par la solitude de sa vie et la prirent sous leur aile commune. D’un jour à l’autre, elle se retrouva avec autant d’ailes pour l’entourer que ces drôles de bestioles, dans l’Apocalypse[40].
— Jusqu'à présent, je ne vois pas ce qu’il y a de tragique du point de vue des Brimley Bomefield, dit la Baronne.
— Nous n’y sommes pas encore, dit Clovis. La tante avait des habitudes très simples, et ignorait tout de ce que nous appelons la vie. Ses nièces ne l’encouragèrent nullement à faire des folies de son argent. Une bonne partie de la galette devait leur en revenir à sa mort, et c’était une femme d’un âge respectable. Mais une circonstance jetait une ombre de tristesse sur le bonheur de s’être découvert cette tante si attrayante et de lui avoir mis le grappin dessus: elle avait ouvertement admis qu'une part conséquente de son petit pactole irait à un neveu de l'autre branche de sa famille. C’était plutôt une espèce de bon à rien remarquablement incapable de gagner sa croûte, mais il s’était plus ou bien comporté envers la vieille dame en des temps reculés, et elle ne voulait pas entendre quoi que ce fût contre lui. Même si elle refusait de prêter l’oreille à ce qu’on lui disait à son sujet, ses nièces se débrouillaient pour qu’elle n’en perde pas une miette. C’était vraiment une pitié, disaient-elles entre elles, que tout ce bon argent dût tomber entre des mains indignes. Elles parlaient habituellement de l'argent de leur tante comme du «bon argent,» comme si les tantes des autres ne trafiquaient que de la fausse monnaie.
Régulièrement, après le Derby, après le St. Leger Stakes, et d’autres courses hippiques notoires, elles se livraient à voix haute à des spéculations sur les sommes que Roger avait dilapidées dans des paris malheureux.
— Rien que ses frais de déplacement doivent lui revenir à une fortune, dit un jour l'aînée des Brimley Bomefield; on dit qu’il assiste à toutes les courses en Angleterre, et à d’autres, en plus, à l'étranger. Ça ne m’étonnerait pas qu’il soit allé comme ça jusqu’en Inde, pour assister au Sweepstake de Calcutta dont on a tellement parlé.
— Les voyages élargissent l'esprit, ma chère Christine, dit sa tante.
— Oui, ma chère tante, à condition que les voyages soient envisagés dans un état d’esprit convenable, convint Christine; mais les voyages entrepris seulement pour aller jouer aux courses et mener une vie de bâton de chaise sont plus susceptibles de réduire la bourse que d’élargir l'esprit. Cependant, aussi longtemps que ça lui fait plaisir, je suppose que Roger n’a que faire de la vitesse avec il gaspille l’argent, ou de la manière dont il s’en procurera davantage. C’est tout simplement pitoyable.
À ce moment, la tante fit dévier la conversation, et il était douteux qu’elle eût accordé la moindre attention aux propos moralisants de Christine. Cependant, ce fut sa remarque, – je veux parler de la remarque de la tante – à propos des voyages qui élargissent l'esprit, qui donna à la plus jeune des sœurs Brimley Bomefield sa grande idée pour confondre Roger.
— Si la tante pouvait le voir jouer et jeter l’argent par les fenêtres, dit-elle, ça lui en dirait plus long sur son caractère que tous nos discours.
— Ma chère Veronique, dirent ses sœurs, nous ne pouvons tout de même pas le suivre sur les champs de course.
— Certainement pas sur les champs de course, dit Véronique, mais nous pourrions aller dans des endroits où l’on peut regarder le jeu sans y prendre part.
— Tu veux parler de Monte Carlo? lui demandèrent-elles, commençant à mieux saisir l’idée.
— Monte Carlo est loin, et a trop mauvaise réputation, dit Véronique; je ne me vois pas dire à nos amis que nous partons pour Monte Carlo, mais je crois que Roger se rend généralement à Dieppe à cette époque de l’année. Des Anglais tout à fait respectables y vont, et le voyage ne coûterait pas cher. Si Tante arrivait supporter la traversée du Channel, le changement pourrait lui faire beaucoup de bien.
Et voilà comment les Brimley Bomefield conçurent l'idée fatidique.
Comme ils s’en souvinrent par la suite, l'expédition fut dès le début placée sous le signe de la catastrophe. Pour commencer, les Brimley Bomefield furent toutes abominablement malades pendant la traversée, tandis que la tante appréciait l’air marin et se faisait une flopée de copains parmi ses compagnons de voyage étrangers. Même si ça faisait des lustres qu’elle n’avait pas mis le pied sur le continent, elle y avait fait de solides études, du temps qu’elle était jeune fille au pair, et sa connaissance du français parlé les laissa sans voix. Il devint de plus en plus difficile de garder sous leur aile commune une tante qui savait ce qu'elle voulait et était aussi bien en mesure de le demander que de vérifier qu’elle l’obtenait. Quant à Roger, elles ne le trouvèrent pas à Dieppe; il s’avéra qu'il séjournait à Pourville, une petite station balnéaire située un mile ou deux à l’ouest. Les Brimley Bomefield trouvèrent Dieppe trop populeuse et trop frivole, et persuadèrent la vieille dame de migrer vers la solitude relative de Pourville.
— Vous ne vous ennuierez pas, vous savez, lui assurèrent-elles; l’hôtel dispose d’un petit casino, et vous pourrez regarder les gens danser et dépenser leur argent aux Petits Chevaux[41].
C’était juste avant que les Petits Chevaux ne fussent supplantés par le Jeu de la Boule.
Roger ne résidait pas dans le même hôtel, mais elles avaient appris que le casino bénéficiait de sa clientèle presque tous les après-midi et presque tous les soirs.
Le premier soir, après avoir dîné tôt, elles vinrent déambuler dans le casino, et s’arrêtèrent près des tables. Bertie van Tahn, qui s’y trouvait ce soir-là, m’a raconté l’incident. Les Brimley Bomefield gardaient un œil discret sur les portes comme si elles attendaient de voir arriver quelqu’un, et la tante était de plus en plus amusée et intéressée par les petits canassons qui tournaient en rond sur le plateau de jeu.
— Vous savez, le pauvre petit numéro huit n'a pas gagné une seule fois en trente-deux tours, dit-elle à Christine; j'ai bien compté. Je vais mettre cinq francs sur lui pour l'encourager.
— Venez plutôt regarder les danseurs, ma chère, dit Christine avec nervosité.
Ça ne faisait pas partie de leur plan que Roger arrive pour trouver la vieille dame laissant libre cours à sa fantaisie à la table des Petits Chevaux.
— Attendez seulement que j’aie misé cinq francs sur le huit, dit la tante.
L’instant d’après, son argent était sur la table. Les chevaux commencèrent à tourner en rond; ce fut, cette fois, une course lente, et le huit se traîna jusqu’à l’arrivée comme un démon retors, pour pointer son nez juste un poil devant le trois, qui semblait devoir l’emporter facilement. On dut recourir à la mesure. Le huit fut proclamé vainqueur, et la tante empocha trente-cinq francs. Après ça, les Brimley Bomefield eussent dû faire usage de la force pour l'éloigner des tables. Lorsque Roger fit son entrée en scène, elle avait gagné cinquante-deux francs de mieux; ses nièces se morfondaient mélancoliquement à l’arrière-plan, comme des poussins couvés par une cane qui regardent désespérément leurs parents s'ébattre dans un élément hostile et dangereux. Le souper que Roger insista pour donner cette nuit-là en l’honneur de sa tante et des trois demoiselles Brimley Bomefield fut remarquable par la gaieté débridée de deux des convives et la tristesse funèbre des autres.
— Je ne pense pas, confia plus tard Christine à un ami, qui le répéta à Bertie van Tahn, que je serai un jour capable de toucher à nouveau à du foie gras[42]. Ça me rappellerait trop cette effroyable soirée.
Pendant les deux ou trois jours suivants, les nièces tirèrent des plans sur la comète pour retourner en Angleterre ou gagner une station dépourvue de casino. La tante était occupée à élaborer une martingale pour gagner aux Petits Chevaux. Le huit, son premier amour, avait par la suite couru d’une manière plutôt cruelle pour elle, et une série de mises sur le cinq avait tourné encore plus court.
— Savez-vous que j’ai pris une culotte de sept cents francs aux tables cet après-midi, annonça-t-elle joyeusement au dîner, le quatrième soir de leur séjour.
— Tante! Vingt-huit livres! Et vous avez aussi perdu la nuit dernière.
— Oh, je vais me refaire entièrement, dit-elle avec optimisme; mais pas ici. Ces andouilles de petits chevaux ne valent pas un clou. Je vais aller quelque part où on peut jouer peinard à la roulette. Vous n’avez pas besoin de prendre un air scandalisé. J'ai toujours pensé que, si j’en avais l'occasion, je serais une joueuse acharnée, et voilà que c’est vous, mes chéries, qui m’en avez donné l’occasion. Il me faut boire à votre santé. Garçon, une bouteille de Pontet-Canet. Ah, c’est le numéro sept sur la carte des vins; je vais miser sur le sept, ce soir. Il a gagné quatre fois de suite cet après-midi, alors que je m’obstinais sur cet imbécile de cinq.
Ce soir-là, le sept n’était pas d'humeur conquérante. Les Brimley Bomefield, fatiguées de regarder la catastrophe à distance, s’approchèrent de la table dont leur tante était désormais une distinguée habituée, et assistèrent tristement aux victoires successives de l’as, du cinq, du huit et du quatre, qui balayèrent le «bon argent» de la bourse de l’adepte obstinée du sept. Les pertes de la journée atteignirent quelque chose qui avoisinait les deux mille francs.
— Vous voilà, incorrigibles joueuses! leur dit aimablement dit Roger en les trouvant près des tables de jeu.
— Nous ne jouons pas, dit Christine avec froideur; nous ne faisons que regarder.
— Je n’en crois rien, dit Roger d’un air entendu; bien sûr, vous avez formé un syndicat et c’est votre tante qui ponte pour vous toutes. Rien qu’à vos regards, tout le monde peut dire sur quel dada vous avez misé, quand ce n’est pas le bon qui arrive.
Ce soir-là, la tante et son neveu soupèrent seuls, ou du moins, ils auraient soupé seuls si Bertie ne les avait pas rejoints; toutes les Brimley Bomefield avaient la migraine.
Le lendemain, la tante emmena tout le monde à Dieppe et s’attela dare-dare à la tâche de reconquérir une partie de ses pertes. Sa chance était variable; en fait, elle eut quelques séries de bonne fortune, juste assez pour ne pas se lasser de son nouveau passe-temps, mais dans l'ensemble, elle y était de sa poche. Les Brimley Bomefield eurent une crise collective de prostration nerveuse le jour où elle brada un paquet d’actions des chemins de fer argentins. «Rien ne fera jamais revenir cet argent,» se firent-elles sinistrement remarquer l’une à l’autre.
À la fin, Veronique n’en put supporter davantage, et rentra à la maison; voyez-vous, l’idée d’embarquer sa tante pour cette calamiteuse expédition était la sienne, et bien que les autres ne le lui jetaient pas verbalement à la face, il y avait, dans leurs yeux, comme un reproche plus difficile à affronter qu’une véritable condamnation. Les deux autres restèrent pour monter une garde lugubre auprès de leur tante en attendant que le déclin de la saison, à Dieppe, la remît sur le chemin de son foyer et de la sécurité. Elles se livraient avec anxiété à des calculs pour savoir si quelque «bon argent» ne pourrait pas, avec une chance raisonnable, être épargné en attendant. Cependant, leurs calculs étaient bien loin du compte, car la fin de la saison à Dieppe ne fit que détourner les pensées de leur tante vers la recherche d’une autre station de jeu. «Montrez à un chat le chemin de la laiterie» J’ai oublié la suite, mais le proverbe résume la situation dans laquelle la tante des Brimley Bomefield était embringuée. Initiée à des plaisirs inexplorés, elle les avait trouvés fort à son goût, et n’était nullement pressée de renoncer aux fruits de ses toutes nouvelles connaissances. Voyez-vous, pour la première fois de sa vie, la vieille chose s'amusait follement; elle perdait de l’argent, mais ça lui procurait énormément de plaisir et d’excitation, et il lui en restait bien assez pour faire les choses convenablement. En effet, elle venait seulement d’apprendre l'art de se faire du bien. Elle était devenue une hôtesse populaire, et, quand la chance était avec eux, ses compagnons de jeu étaient toujours prêts à lui renvoyer la balle par des dîners et des soupers. Ses nièces, toujours assidues à ses côtés, avec le pathétique refus d'un équipage de laisser sombrer un navire chargé d’or qui pouvait encore être mené à bon port, trouvaient peu de charme à cette vie de bohème; voir du «bon argent» gaspillé pour le divertissement d'un cercle de vagues connaissances même pas susceptibles de leur être socialement utiles, ne disposait pas leur esprit à s’amuser. Elles s’arrangèrent, chaque fois que possible, pour s’excuser de ne pouvoir participer aux déplorables réjouissances de leur tante, les migraines des Brimley Bomefield devinrent célèbres.
Puis un jour, les nièces en arrivèrent à la conclusion que, comme elles l’exprimèrent, «rien de bon ne saurait sortir» de leur présence continuelle auprès d’une parente qui s’était si bien affranchie de l’abri protecteur de leurs ailes. La tante supporta l'annonce de leur départ avec une gaieté presque déconcertante.
«Il est grand temps que rentriez à la maison et que vous consultiez un spécialiste au sujet de ces maux de tête,» tel fut son commentaire sur la situation.
Le voyage de retour des Brimley Bomefield fut une véritable retraite de Russie, et le plus amer était que Moscou, dans ce cas, n’était pas dévasté par le feu et la cendre, mais seulement illuminé de la manière la plus extravagante.
Elles avaient de temps en temps des nouvelles de leur parente prodigue, par des amis et des relations communes. Elle était devenue une maniaque invétérée du jeu, qui ne vivait plus que des quelques subsides que d’obligeants usuriers mettaient à sa disposition.
— Ne soyez donc pas surprise, conclut Clovis, qu’elles aient l’air aussi abattu en public.
— Laquelle est Veronique? demanda la Baronne.
— La plus abattue des trois, dit Clovis.
(The Peace Offerring)
— Je veux que vous m’aidiez à monter une sorte de représentation théâtrale, dit la baronne à Clovis. Voyez-vous, un élu du coin a perdu son siège à la suite d’une demande d’invalidation, ce qui fait que l’amertume et le ressentiment n’en finissent plus et que le comté est socialement divisé contre lui-même. Je pensais qu’une espèce de pièce serait une excellente occasion d’amener les gens à se réunir à nouveau, en leur donnant autre chose à penser que leurs ennuyeuses querelles politiques.
La baronne avait évidemment l’ambition de reproduire sous son propre toit les effets pacificateurs traditionnellement attribués à la célèbre Reel of Tullochgorum[43].
— Nous pourrions monter quelque chose dans l’esprit de la tragédie grecque, dit Clovis, après avoir réfléchi; le Retour d'Agamemnon, par exemple.
La baronne fronça les sourcils.
— Ça paraît plutôt faire penser au résultat d’une réélection, non?
— Ce n’était pas ce genre de retour, expliqua Clovis; il s’agissait d’un retour au foyer.
— J’avais compris que vous parliez d’une tragédie.
— Eh bien, c’en était une. Il a été assassiné dans son bain, vous savez.
— Oh, bien sûr, ça me revient maintenant. Vous voulez que je joue le rôle de Charlotte Corday?
— Ça, c'est une autre histoire et un autre siècle, dit Clovis; au théâtre, la règle des trois unités interdit qu’une pièce se déroule sur plus d'un siècle. Dans ce cas, le meurtre doit être perpétré par Clytemnestre.
— C’est plutôt un joli nom. Je vais jouer ce rôle. Je suppose que vous voulez être Aga – je ne sais plus quoi?
— Ma chère, certainement pas. Les enfants d’Agamemnon étaient des adultes ; il portait probablement la barbe et avait l'air vieilli avant l’âge. Je serai son conducteur de char[44] ou son garçon de bain, ou quelque chose de décoratif dans ce goût-là. Vous savez, il nous faut monter tout ça à la manière de Sumurun[45].
— Je n’en sais rien, dit la baronne; j’en apprendrais au moins un peu plus si vous m’expliquiez ce que vous entendez au juste par la manière de Sumurun.
Clovis s’expliqua avec obligeance:
— Musique mystérieuse, entrechats exotiques et grandes envolées, abondance de voiles et de dévoilements. Surtout des dévoilements.
— Je croyais vous avoir dit que tout le Comté devait venir. Le Comté ne supportera pas quelque chose de trop grec.
— Vous pourriez éviter les objections en parlant d’hygiénisme ou de culture physique, quelque chose comme ça. Après tout, au jour d’aujourd’hui, chacun expose bien son for intérieur à la curiosité et à la compassion du public, alors pourquoi pas son enveloppe extérieure?
— Mon cher garçon, je peux inviter le Comté à une pièce de théâtre grecque ou à une pièce en costumes d’époque, mais à une pièce en costumes grecs, jamais. Il ne faut pas laisser l’inspiration dramatique nous emmener trop loin. Il faut tenir compte de l’environnement. Quand on vit au milieu des lévriers, on doit éviter d’imiter le comportement d’un lapin, sauf si on veut se faire tirer dessus. N’oubliez pas que j'ai signé ici pour un bail de sept ans. C’est comme pour vos entrechats exotiques et vos grandes envolées; je dois demander à Emily Dushford de jouer un rôle. C’est une amie très chère, et qui fera tout ce qu’on lui demandera, ou essaiera de le faire; mais pouvez-vous seulement l’imaginer se livrant à de grandes envolées, quelles que soient les circonstances?
— Elle peut jouer Cassandre, et n’aura qu’à prédire ses envolées, dans un sens métaphorique.
— Cassandre; un assez joli nom. De quel genre de personnage s’agit-il?
— C’était quelque chose comme une voyante spécialisée dans les catastrophes. La connaître, c’était connaître le pire. Heureusement, pour le bonheur de son époque, personne ne la prenait vraiment au sérieux. Pourtant, ça devait être plutôt agaçant, après chaque désastre, de la voir arborer un petit air de «la prochaine fois, vous m’écouterez peut-être.»
— J’aimerais bien avoir à l’assassiner.
— Je crois que dans le rôle de Clytemnestre, ce désir très naturel sera exaucé.
— Et ensuite, est-ce que ça finit bien, malgré que ce soit une tragédie?
— Eh bien, pas tellement, dit Clovis; voyez-vous, la satisfaction de mettre violemment fin à la carrière de Cassandre doit se trouver considérablement atténuée du fait qu’elle avait prédit ce qui allait lui arriver. Elle meurt sans doute avec un sourire exaspérant du genre «qu’est-ce que je vous avais dit» sur les lèvres. Cela dit, tout le meurtre sera bien entendu perpétré à la manière de Sumurun.
— S'il vous vouliez bien vous expliquer à nouveau, dit la baronne, en prenant un calepin et un crayon.
— À petits feux, mais fréquents, vous savez, plutôt que d’un seul coup. Voyez-vous, vous êtes chez vous, il n'y a donc pas besoin de se débarrasser du meurtre comme si c’était un devoir désagréable mais nécessaire.
— Et quel genre de fin sera la mienne? Je veux dire, quel sera mon baisser de rideau?
— Je suppose que vous vous précipitez dans les bras de votre amant. C’est là où une grande envolée intervient.
La préparation et les répétitions de la pièce semblèrent devoir provoquer, sur une échelle réduite, presque autant de rancœurs et de ressentiments que l’invalidation de l'élection. Clovis, en tant qu’adaptateur et metteur en scène, insista, dans la mesure du possible, sur le fait que le conducteur de char étant le personnage principal de la pièce, et sa tunique en peau de panthère causa presque autant de soucis et de discussions que le défilé trépidant des amants de Clytemnestre, lesquels flanchaient devant l'épreuve avec une inquiétante régularité. Lorsque la distribution eut atteint un point qu’on ne pouvait plus espérer améliorer, ce fut à peine si les choses allèrent mieux. Clovis et la baronne exagéraient un tant soit peu la manière de Sumurun, alors que le reste de la troupe s’y refusait carrément. Quant à Cassandre, dont on attendait qu’elle improvisât ses propres prophéties, elle semblait aussi incapable de prédire ses envolées que d’exécuter plus que la promenade compassée d’un plantigrade à travers la scène.
«Malheur! Troyens, malheur à Troie!» fut la remarque la plus inspirée qu’elle put produire après plusieurs heures d’une étude consciencieuse de toutes les autorités disponibles.
— Ça ne sert strictement à rien de prophétiser la chute de Troie, vitupérait Clovis, vu que Troie est tombée bien avant que l'action de la pièce ne commence. Et ne vous attardez pas trop non plus sur l’imminence de votre propre mort, ça en dit beaucoup trop au public.
Après plusieurs minutes de réflexion douloureuse, Cassandra arbora un sourire rassurant.
— J’ai trouvé. Je vais prédire un long et heureux règne à George V.
— Ma chère fille, protesta Clovis, avez-vous réfléchi que Cassandre est une spécialiste des prophéties calamiteuses?
Il y eut une autre pause prolongée, suivie d’une autre issue triomphante.
— J’ai trouvé. Je vais prédire une saison des plus calamiteuses pour la chasse.
— Il n’en est pas question, supplia Clovis; rappelez-vous que les prédictions de Cassandre se sont toutes réalisées. Le MFH[46] et le Secrétaire de la Société de Chasse sont tous les deux terriblement superstitieux, et ils seront là tous les deux.
Cassandre se retira précipitamment dans sa chambre pour baigner ses yeux avant d’apparaître pour le thé.
À ce moment, la Baronne et Clovis étaient plutôt à couteaux tirés. Chacun voulait sincèrement que son personnage fût le pivot autour duquel devait tourner toute la pièce, et sautait sur toutes les occasions de promouvoir la cause qui lui tenait à cœur. À peine Clovis introduisait-il le moindre jeu de scène pour le conducteur de car (et il en présentait un grand nombre), que la Baronne se livrait à un dénigrement systématique, ou, le plus souvent, s’en emparait pour son propre rôle, tandis que Clovis ripostait d'une manière similaire chaque fois que possible. Le paroxysme fut atteint quand Clytemnestre annexa quelques vers excessivement flatteurs, qu’une nuée de jeunes admiratrices grecques devaient adresser au conducteur de char, pour les placer dans la bouche de son amant. Clovis garda le masque tandis que les mots:
«Ô, adorable jouvenceau, radieux comme l'aube,» étaient transposés en:
«Ô, Clytemnestre, radieuse comme l'aube.»
Mais un éclat menaçant dans l’œil de Clovis aurait pu mettre la Baronne en garde. Inspiré et transporté par son sujet, il avait lui-même composé la réplique, de sorte qu’il souffrait d’un double serrement de cœur en voyant son hommage détourné de son objet, et ses propos mutilés et tordus dans ce qui était devenu un panégyrique extravagant des charmes personnels de la Baronne. Ce fut à partir de ce moment-là qu’il redoubla d’attentions et d’assiduité dans son rôle de mentor auprès de Cassandre.
Le Comté, oubliant ses dissensions, vint en force assister à cette représentation dont on parlait tant. La Providence tutélaire, qui veille sur les petits enfants et les troupes de théâtre amateur, honora sa traditionnelle promesse que tout irait pour le mieux ce soir-là. La Baronne et Clovis semblaient mis leurs différents de côté et dominaient la scène à eux deux, éclipsant en grande partie tous les autres personnages, qui, pour la plupart, se trouvaient plutôt contents de rester dans l'ombre. Même Agamemnon, qui avait à son crédit dix années d’une existence mouvementée à Troie et dans les environs, semblait une personnalité falote à côté de son flamboyant conducteur de char. Mais le moment arriva pour Cassandre (qui avait été dispensée de toute tirade par trop définitive pendant les répétitions) de mettre par elle-même son personnage sur le devant de la scène grâce à quelques prophéties bien choisies au sujet d’une imminente calamité. Les musiciens l’accompagnaient à grand renfort de mélodies plaintives et de lugubres roulements de tambours, et la Baronne profita de l'occasion pour aller se refaire une beauté dans sa loge et réparer son maquillage. Cassandre, tremblant de trac mais résolue, descendit vers la rampe et, comme si elle récitait une leçon apprise par cœur, déversa son monologue droit sur le public:
— Je vois de grands malheurs pour ce juste pays si la race corrompue des politiciens sans scrupules qui ne songent qu’à eux-mêmes (ici, elle mentionna nommément l'un des deux partis rivaux de l'État) continue d’infester et d’empoisonner nos conseils locaux et de saper notre représentation parlementaire, si elle continue d’arracher nos votes par des moyens infâmes et indignes –
La suite de la tirade et son accompagnement musical furent noyés comme dans le bourdonnement scandalisé et offensé d’un essaim d’abeilles. La Baronne, dont la charmante réplique «Ô, Clytemnestre, radieuse comme l'aube,» aurait dû accueillir le retour sur scène, entendit à la place la voix impérieuse de Lady Thistledale ordonnant qu’on avançât sa voiture, et quelque chose comme un vent de discorde ouverte traverser tout le fond de la salle.
.....
Les dissensions sociales du Comté guérirent d’elles-mêmes; les deux partis s’accordèrent pour condamner l’outrageux mauvais goût et l’indélicatesse de la Baronne.
Elle eut la chance de pouvoir sous-louer pour la plus grande partie de son bail de sept ans.
(The Peace of Mowsle Barton)
Crefton Lockyer était confortablement assis – un confort qui était aussi bien celui du corps que de l’esprit – dans le petit lopin de terre, mi-verger, mi-jardin, qui voisinait la cour de la ferme de Mowsle Barton. Après les longues et bruyantes années de tension de son existence en ville, le repos et la paix de cette ferme blottie au creux des collines frappaient ses sens avec une intensité presque dramatique. Le temps et l'espace semblaient avoir perdu toute signification et toute précipitation; les minutes se fondaient dans les heures, et, alentour, les prés et les friches s’élevaient doucement et imperceptiblement. De la haie, les mauvaises herbes venaient envahir le jardin de fleurs, et les giroflées contre-attaquaient dans la cour et les allées. Des poules à l’air endormi et des canards absorbés dans leurs graves préoccupations se trouvaient partout chez eux, dans la cour, dans le verger, ou sur la route; rien ne semblait appartenir définitivement à quoique ce fût; même les portes ne se trouvaient pas nécessairement sur leurs gonds. Et au cœur de toute cette scène couvait la sensation d’une paix qui touchait presque au surnaturel. En plein après-midi, on sentait que l’après-midi avait toujours été là, et que l’après-midi serait toujours là; au crépuscule, on savait qu'il n’y aurait jamais pu avoir autre chose que le crépuscule. Crefton Lockyer était confortablement assis dans le fauteuil rustique sous un vieux néflier, et il avait décidé que là était le port d’attache que son esprit avait si naïvement imaginé et auquel, ces temps derniers, ses sens fatigués et défaits avait si souvent aspiré. Il s’établirait définitivement parmi ces gens simples et amicaux, en améliorant peu à peu le modeste confort dont il aimait s’entourer, mais en adoptant autant que possible leur manière de vivre.
Alors que cette résolution mûrissait lentement dans son esprit, une vieille femme arriva en clopinant d’une démarche incertaine à travers le verger. Il la reconnut comme un membre de la maisonnée de la ferme, la mère ou peut-être la belle-mère de Mrs. Spurfield, sa logeuse, et il réfléchit en hâte à une remarque polie à lui dire. Ce fut elle qui prit les devants.
— Il y a quelque chose d’écrit à la craie sur la porte, là-bas. Qu'est-ce c’est?
Elle parlait d'une façon impersonnelle et monocorde, comme si elle avait gardé la question sur ses lèvres pendant des années et était pressée de s’en débarrasser. Ses yeux, cependant, regardaient avec impatience, derrière la tête de Crefton, la porte d'une petite grange qui formait comme l'avant-poste d'une longue enfilade de bâtiments agricoles.
«Martha Philamon est une vieille sorcière,» tel était le message qui découla de l’examen attentif auquel se livra Crefton, de sorte qu’il hésita un instant avant de donner à cette déclaration une publicité plus large. Jusqu’à plus ample informé, ce pouvait tout aussi bien être Martha en personne à qui il s’adressait. Il était possible que le nom de jeune fille de Mrs. Spurfield eût été Philamon. Et la sinistre vieille dame flétrie qui se tenait à ses côtés pouvait tout à fait remplir les conditions locales quant à l'aspect extérieur d'une sorcière.
— C’est quelque chose à propos d’une certaine Martha Philamon, expliqua-t-il prudemment.
— Qu’est-ce que ça dit?
— C’est très irrespectueux, dit Crefton; ça dit qu'elle est une sorcière. On ne devrait pas écrire des choses pareilles.
— C’est la vérité, chaque mot est vrai, dit son interlocutrice avec une grande satisfaction.
Et elle ajouta un détail descriptif de son cru:
— La vieille crapule.
Et tout en clopinant à travers la cour, elle se mit à glapit de sa voix fêlée, «Martha Philamon est une vieille sorcière!»
— Vous avez entendu ce qu'elle a dit? grommela une voix faible et coléreuse quelque part derrière l'épaule de Crefton.
Se retournant prestement, il vit une autre vieille femme, maigre, jaune et toute ridée, et visiblement dans un état de vif mécontentement. Il s’agissait évidemment de Martha Philamon en personne. Le verger semblait être la promenade favorite des vieilles femmes du voisinage.
— C’est des menteries, des menteries honteuses, continua la voix ténue. C’est Betsy Croot qu’est une vieille sorcière. Elle et sa fille, les sales guernouilles. Je m’en vais leur jeter un sort, à ses vieilles enquiquineuses.
Alors qu’elle s’éloignait lentement en boitillant, son regard fut attiré par l'inscription à la craie sur la porte de la grange.
— Qu'est-ce qu’il y a d’écrit, là-dessus? exigea-t-elle, en se retournant vers Crefton.
— Votez Soarker, répondit-il, avec la couardise hardie du pacificateur chevronné.
La vieille grommela, et ses grommellements et son châle d’un rouge fané se perdirent peu à peu entre les troncs d'arbres. Bientôt, Crefton se leva et se mit en route vers la maison. D'une certaine manière, une bonne partie de la paix semblait s’être évaporée hors de l'atmosphère.
La joyeuse animation de l’heure du thé dans la vieille cuisine de la ferme, que Crefton avait trouvé si agréable les après-midi précédents, semblait avoir tourné, ce jour-là, à une certaine mélancolie inquiète. Un lourd silence pesait sur toute la tablée, et le thé lui-même, quand Crefton en arriva à le goûter, n’était qu’une concoction tiédasse et fade qui aurait ôté son esprit festif à tout un carnaval.
— Pas la peine de se plaindre du thé, s’empressa d’expliquer Mrs. Spurfield, alors que son hôte regardait sa tasse avec un air poliment interrogateur. La vérité, c’est que la bouilloire, elle veut pas bouillir.
Crefton se tourna vers le foyer, où un feu particulièrement ardent crépitait sous une énorme bouilloire noire, dont le bec soufflait un mince filet de vapeur, mais semblait à part ça ignorer l'incendie qui faisait rage au-dessous d’elle.
— Ça fait plus d’une heure que c’est là, et ça veut toujours pas bouillir, dit Mrs. Spurfield.
Puis elle ajouta, en manière d'explication complète:
— On nous a jeté un sort.
— C’est la Martha Philamon qu’a fait ça, tonna la vieille mère; Je vais lui faire pareil à cette vieille gribiche Je m’en vais lui jeter un sort.
— Laissez-lui le temps de bouillir, protesta Crefton, ignorant les suggestions surnaturelles. Le charbon est peut-être humide.
— Ça sera jamais bouillu à temps pour le souper, ni pour le petit déjeuner demain matin, même si vous restez là toute la nuit à surveiller le feu, dit Mrs. Spurfield. Et ça bouillira jamais.
La maisonnée se contenta de plats frits et cuits au four, et un voisin obligeant fit infuser du thé et l’apporta dans un état modérément chaud.
— Je suppose que vous allez nous quitter, maintenant que les choses sont devenues inconfortables, observa Mrs. Spurfield au petit déjeuner; il y a comme ça des gens qui se défilent dès que ça tourne au vinaigre.
Crefton se hâta de démentir toute modification immédiate de ses projets; il se fit cependant la remarque que la cordialité antérieure avait dans une large mesure déserté les manières de la maisonnée. Des regards méfiants, des silences maussades, ou des paroles tranchantes étaient à présent à l'ordre du jour. Quant à la vieille grand-mère, elle restait assise toute la journée dans la cuisine ou dans le jardin, à marmonner des menaces et des envoûtements à l’encontre de Martha Philamon. Il y avait même quelque chose d’effrayant et de pathétique dans le spectacle de ces antiques et fragiles échantillons d’humanité consacrant leurs ultimes forces vacillantes à la tâche de se rendre mutuellement malheureux. La haine semblait être la seule faculté qui eût survécu avec autant de vigueur que d’intensité là où tout le reste semblait systématiquement tomber en décrépitude. Et le plus troublant dans tout cela, c’était qu'une épouvantable puissance malfaisante semblait avoir été le fruit de leur malveillance et de leurs malédictions. Les explications les plus dubitatives ne pouvaient nier le fait incontestable qu’aucune bouilloire ne voulait arriver au point d’ébullition sur le feu le plus vif. Crefton se cramponna aussi longtemps que possible à la théorie du charbon défectueux, mais un feu de bois donna le même résultat, et quand une petite bouilloire posée sur un réchaud à alcool, qu’il avait fait venir par transporteur, montra le même refus obstiné de permettre à son contenu de bouillir, il se sentit soudain en contact avec certains forces du mal insoupçonnées. À des miles de là, à travers une ouverture entre les collines, il pouvait apercevoir une route sur laquelle passaient parfois des automobiles, alors qu’ici, à si peu de distance des voies de la civilisation la plus avancée, se trouvait une vieille ferme hantée par les chauves-souris, sur laquelle quelque chose qui tenait sans doute de la sorcellerie semblait exercer une emprise tangible.
En traversant le jardin de la ferme pour gagner le chemin qui s’amorçait au-delà, et où il espérait retrouver le sentiment de paix confortable qui manquait tellement autour de la maison et du foyer – surtout du foyer – Crefton arriva près de la vieille grand-mère qui, assise sous le néflier, marmonnait dans sa barbe. «Qui nage coule, qui nage coule», répétait-elle encore et encore, comme un enfant rabâche une leçon à moitié apprise. Et de temps à autre, elle s’interrompait pour éclater d’un rire strident dans lequel une note maléfique n’était pas la plus agréable à entendre. Crefton fut soulagé de se trouver hors de portée, dans le silence et la solitude des sentiers encaissés envahis par les herbes qui semblaient ne mener nulle part; l’un d’eux, plus étroit et plus profond que les autres, attira ses pas, et il fut presque déçu quand il découvrit qu’il s’agissait en réalité d’une sorte de petite route qui menait à une habitation humaine. Un cottage délabré, au milieu d’un bout de jardin planté de choux et mal entretenu et de quelques vieux pommiers, se dressait dans un angle où le flot rapide d’un ruisseau s’élargissait jusqu’à former une mare assez large avant de se précipiter à nouveau à travers les saules qui avaient arrêté son cours. Crefton s’appuya contre un tronc d’arbre pour observer, au-delà des remous qui agitaient la mare, la modeste fermette qui se dressait à l’opposé; le seul signe de vie était donné par un petit cortège de canards plutôt miteux qui descendaient à la queue leu leu vers le bord de l'eau. Il y a toujours quelque chose d’étonnant dans la façon dont un canard au dandinement gauche et laborieux se métamorphose en un gracieux baigneur dérivant à la surface de l’eau, et Crefton attendait avec curiosité de voir le chef de file de la petite troupe s’élancer sur la mare. En même temps, il avait conscience d’un curieux instinct qui l’avertissait que quelque chose d’étrange et de désagréable allait arriver. Le canard s’élança sur l’eau en toute confiance, mais fut immédiatement englouti sous la surface. Sa tête émergea un court instant avant de replonger, laissant un bouillonnement de bulles dans son sillage, tandis que, dans un tourbillon désespéré, il battait l'eau des ailes et des pattes. Le volatile était évidemment en train de se noyer. Crefton crut d'abord qu’il s’était emberlificoté dans des mauvaises herbes, ou qu’il était attaqué par un brochet ou un rat d’eau. Mais on ne voyait pas de sang à la surface de l’eau, et le corps qui s’agitait furieusement était entraîné par le courant sans entrave. Entretemps, un second canard s’était élancé sur la mare, et c’était un second corps qui luttait, roulant sur lui-même et se tordant sous la surface. Il y avait quelque chose de particulièrement pitoyable dans le spectacle de ces becs haletants qui émergeaient par instants, comme dans une protestation terrifiée face à la trahison d'un élément familier. Crefton regardait la scène avec une sorte d’horreur quand un troisième canard, qui se tenait prêt à plonger sur la berge, se jeta à l’eau où il partagea le sort des deux autres. Il se sentit presque soulagé quand le reste de la troupe, tardivement alarmé par l’agitation des corps qui n’en finissaient pas de se noyer, tendirent leurs longs cous, et s’enfuirent loin de la dangereuse scène en cancanant sur une note profonde inquiétude. Au même moment, Crefton se rendit compte qu'il n'avait pas été le seul témoin humain de la scène; une vieille femme courbée et fanée, en qui il reconnut aussitôt Martha Philamon, de sinistre réputation, avait boitillé sur le chemin qui descendait de la maisonnette jusqu’au bord de l'eau, et regardait fixement l’horrible tourbillon des canards agonisants qui se suivaient en une macabre procession tout autour de la mare. Bientôt, sa voix retentit, suraigüe et chevrotante de rage:
— C’est la Betsy qu’elle a fait ça! La vieille guernouille! M’en vais lui jeter un sort, vous allez voir si je le fais pas!
Crefton s’éclipsa en silence, ne sachant pas trop si la vieille femme avait remarqué sa présence. Avant même qu'elle ait proclamé la culpabilité de Betsy Croot, la dernière incantation qu’avait murmurée cette dernière «Qui nage coule» lui traversa l’esprit en un éclair maléfique. Et ce fut cette dernière menace d'un sortilège vengeur qui plongea son esprit dans l’angoisse, à l'exclusion de toute autre pensée. Sa capacité à raisonner ne pouvait plus se permettre de rejeter les menaces de ces vieilles femmes comme des chamailleries vides de sens. La maisonnée de Mowsle Barton se trouvait sous la coupe d'une vieille femme vindicative qui semblait capable de matérialiser très concrètement ses méchancetés personnelles, et on ne pouvait dire quelle forme sa revanche pourrait prendre pour trois canards noyés. En tant que membre de cette maisonnée, Crefton pourrait bien se trouver lui-même fâcheusement impliqué dans un sortilège général dû à la colère de Martha Philamon. Bien sûr, il savait qu'il laissait libre cours à d’absurdes billevesées, mais le comportement de la bouilloire sur le réchaud à alcool et la scène de la mare lui avaient considérablement mis les nerfs en pelote. Et le flou de son inquiétude ajoutait à sa terreur; une fois que vous avez pris l’impensable en compte dans vos calculs, les possibilités deviennent pratiquement illimitées.
Le lendemain matin, comme à son habitude, Crefton se leva tôt, après une des nuits les moins reposantes qu'il ait passées à la ferme. Ses sens exacerbés détectèrent tout de suite la subtile atmosphère de choses-qui-ne-vont-pas-tout-à-fait-comme-il-faudrait qui pesait sur la maisonnée en détresse. Les vaches avaient été traites, mais se tenaient serrées les unes contre les autres dans la cour, impatientes d'être conduites dans leurs pâtures, et les volailles ne cessaient de se plaindre que l’heure du repas était passée; la pompe du jardin, qui, dès le début de la matinée, faisait habituellement retentir à de fréquents intervalles sa musique discordante, restait lugubrement silencieuse. La maison elle-même résonnait d’un va-et-vient de pas dispersés, de voix précipitées qui s’élevaient et s’estompaient, suivies d’interminables et angoissants silences. Crefton finit sa toilette et se dirigea vers l’étroit escalier. Il put entendre une voix plaintive et monotone, une voix dans laquelle un silence timide s’était glissé, qu’il reconnut pour être celle de Mrs. Spurfield.
— Il va s’en aller, c’est sûr, disait la voix; il y en a comme ça qui fichent le camp dès que la vraie déveine montre le bout de son nez.
Crefton sentit bien qu'il était sans doute l’un de ceux qui «comme ça…» et qu'il y avait des moments où il était préférable de se conformer à son modèle.
Il se glissa dans sa chambre, rassembla et emballa ses quelques affaires, posa l’argent qu’il devait pour son logement sur une table, et sortit dans la cour par la porte de derrière. Une nuée de volailles pleines d’espoir se précipitèrent sur lui; s’ébrouant de leurs attentions intéressées, il se hâta sous le couvert de l’étable, de la porcherie et des meules de foin jusqu'à la route qui passait derrière la ferme. Une promenade de quelques minutes, que seul le fardeau de son bagage empêchait de se muer sans vergogne en cavalcade, le mena sur la route principale, où la première carriole venue le rattrapa et le conduisit en direction de la ville voisine. À un détour de la route, il eut un ultime aperçu de la ferme; les vieux toits à pignons, les granges couvertes de chaume, le verger aux arbres épars, et le néflier, avec son banc de bois, se détachaient dans la lumière presque spectrale du matin, tout cela dans cette atmosphère de possession surnaturelle que Crefton avait naguère pris pour de la paix.
L'agitation et le vacarme de la gare de Paddington heurtèrent ses oreilles comme une salutation de bienvenue protectrice.
— Très mauvais pour les nerfs, toute cette précipitation et cette hâte, lui dit un de ses compagnons de voyage; parlez-moi plutôt du calme et du silence de la campagne.
Crefton lui abandonna mentalement sa part des marchandises souhaitées. Un café-concert bondé, brillamment illuminé, où une exubérante interprétation de « 1812[47] » était donnée par un orchestre débordant d’énergie, lui semblait, en tant que sédatif, ce qui se rapprochait le plus de son idéal.
(The Talking-Out of Tarrington)
— Seigneur! s’écria la tante de Clovis, voilà quelqu'un que je connais qui nous arrive droit dessus! Impossible de me rappeler son nom, mais il a déjeuné avec nous une fois à Town. Tarrington – Oui, c’est ça. Il a dû entendre parler du pique-nique que j’organise pour la princesse, et il va s’accrocher à mes basques comme à une bouée de sauvetage jusqu'à ce que je lui refile une invitation; après ça, il demandera s'il peut venir avec toutes ses épouses, ses mères et ses sœurs. C'est ça le pire de tout dans ces petites stations balnéaires; pas moyen d’échapper à personne.
— Je veux bien assurer vos arrières si vous voulez mettre les voiles sans attendre, proposa Clovis; vous pouvez lui mettre dix yards dans la vue si vous ne perdez pas de temps.
La tante de Clovis répondit vaillamment à cette suggestion, et appareilla à toute vapeur comme un steamer de la vallée du Nil, la longue ondulation brune d’un épagneul dans son sillage.
«Faites semblant de ne pas le connaître,» telle fut son ultime recommandation, empreinte du courage téméraire de celui qui déclare forfait.
L’instant d’après, Clovis accueillait les avances affables d’un gentleman par un silence à peine expectatif accompagné d’un regard qui niait toute connaissance préalable de l'objet considéré[48].
— Je pense que si vous ne me reconnaissez pas, c’est à cause de ma moustache, dit le nouveau venu; ça ne fait que deux mois que je la laisse pousser.
— Au contraire, dit Clovis, la moustache est la seule chose chez vous qui me semblait familière. J’étais sûr de l’avoir déjà rencontrée quelque part.
— Mon nom est Tarrington, reprit le candidat à la reconnaissance.
— Assez pratique, comme nom, dit Clovis; avec un nom pareil, personne ne pourrait vous reprocher de ne rien faire de particulièrement héroïque ou de remarquable, pas vrai? Et pourtant, si vous deviez commander un escadron de cavalerie légère dans un moment d'urgence nationale, les «Chevau-Légers de Tarrington,» ça sonnerait quand même avec plus de panache que si vous vous appeliez Spoopin, par exemple, auquel cas la chose serait hors de question. Personne, même dans un moment d'urgence nationale, ne souhaiterait humainement appartenir aux Cavaliers de Spoopin.
Le nouveau venu sourit du bout des lèvres, comme quelqu’un qui ne se laisse pas désarçonner par une simple désinvolture, et reprit avec une patiente insistance:
— Je pense que vous devriez vous rappeler mon nom –
— C’est bien ce que je vais faire, dit Clovis, sur le ton d’une profonde sincérité. Pas plus tard que ce matin, ma tante me demandait de lui proposer des noms pour quatre jeunes hiboux qu’on vient de lui envoyer comme bestioles de compagnie. Je vais tous les baptiser Tarrington. Comme ça, s’il arrive qu’un ou deux d'entre eux clabotent ou se fassent la paire, ou nous laissent choir de l’une ou l’autre de ces façons dont ces volatiles sont coutumiers, il en restera toujours un ou deux pour perpétuer votre nom. Et ma tante ne me laissera certainement pas l'oublier; elle sera toujours là, à demander «Les Tarrington ont-ils eu leurs souris?» et autres questions du même tonneau. Elle prétend que si on garde des bêtes sauvages en captivité, on doit toujours faire leurs quatre volontés, et bien sûr, elle a parfaitement raison.
— Je vous ai rencontré une fois à un déjeuner chez votre tante – le coupa Mr. Tarrington, un peu pâle, mais toujours décidé.
— Ma tante ne déjeune jamais, dit Clovis; elle est membre de Ligue Nationale Contre les Déjeuners, qui est en passe de faire un tabac, d'une manière discrète et sans faire de tintouin. Un abonnement d'une demi-couronne par trimestre vous donne le droit d’éviter quatre-vingt-deux déjeuners.
— Ce doit être quelque chose de nouveau, s’exclama Tarrington.
— J’ai toujours eu la même tante, dit Clovis froidement.
— Je me rappelle fort bien vous avoir rencontré au cours d’un déjeuner donné par votre tante, insista Tarrington, dont le teint commençait à se marbrer d’une ombre rosâtre et malsaine.
— Qu’y avait-il à manger? demanda Clovis.
— Oh, eh bien, je ne me souviens pas de ce que –
— C’est très aimable à vous de vous rappeler ma tante alors que vous avez oublié ce qu’elle vous a donné à bouloter. Ma mémoire à moi ne fonctionne pas comme ça. Je peux me souvenir d’un menu longtemps après avoir oublié l'hôtesse qui allait avec. Je me rappelle, quand j'avais sept ans, au cours d’une garden-party, on m’avait donné une pêche – une duchesse ou je ne sais plus qui, je ne me souviens de rien d’autre, sauf que j'imagine que nous ne devions pas peu nous connaître, vu qu’elle m’appelait son «adorable petit mioche,» mais je garde un souvenir immortel de cette pêche. C’était une de ces pêches exubérantes qui viennent d’elles-mêmes à votre rencontre, pour ainsi dire, et se répandent sur vous en un instant. Un magnifique produit naturel venant tout droit d’une serre, mais qui réussissait avec succès à se donner des faux-airs de marmelade. Il fallait à la fois mordre dedans et la boire. Pour ma part, je tombe toujours sous une sorte de charme mystique à la pensée de ce globe délicatement enrobé de velours, qu’une lente maturation, dans la chaleur des longues journées de l’été et de ses nuits parfumées, conduit à la perfection, pour, au moment suprême de son existence, venir tout à coup à la rencontre de la mienne. Je ne pourrai jamais l’oublier, même si je le voulais. Et quand j’eus dévoré tout ce qui était comestible, il restait encore le noyau, qu’un enfant écervelé et peu attentif aurait sans doute jeté; moi, je l'ai glissé dans le cou d’un petit camarade qui portait un costume de marin au col très ouvert, en lui disant que c’était un scorpion. À la façon dont il se tortillait et hurlait, on voyait bien qu’il le croyait, même s’il fallait être un gamin sacrément idiot pour s’imaginer que je pouvais avoir dégotté un scorpion, comme ça, au beau milieu d’une garden-party. En somme, cette pêche est restée pour moi un impérissable bon souvenir –
Vaincu, Tarrington avait à ce moment battu en retraite hors de portée, se consolant du mieux qu'il le pouvait en se disant qu'un pique-nique auquel participait Clovis pourrait bien se révéler une expérience d’un charme plus que douteux.
— Je suis bien parti pour faire une carrière parlementaire, se dit Clovis à lui-même en se retournant d’un air suffisant pour rejoindre sa tante. Je devrais ne pas avoir mon pareil pour noyer le poisson à propos des lois inopportunes[49].
(The Hounds of Fate)
Dans la lumière déclinante d’une journée d’automne proche de sa fin, Martin Stoner avançait à pas lourds le long de sentiers boueux et de pistes creusées d’ornières qui menaient il ne savait où exactement. Quelque part devant lui, croyait-il, c’était la mer, vers laquelle ses pas semblaient inlassablement le ramener. Pourquoi s’épuisait-il à atteindre cet objectif? Il ne pouvait guère l’expliquer, sauf à se référer au même instinct qui, à sa dernière extrémité, pousse un cerf aux abois à jouer son va-tout. Dans son cas, les Chiens du Destin l’avaient sans doute harcelé avec une insistance ininterrompue. La faim, la fatigue et le désespoir avait engourdi son esprit; à peine avait-il gardé suffisamment d’énergie pour réfléchir à l’instinctive impulsion qui le poussait en avant. Stoner était de ces malheureux qui semblent avoir tout essayé; sa paresse naturelle et son imprévoyance lui avaient toujours ôté toute chance de succès, même modéré. Il était à présent au bout de son rouleau, et il n'y avait rien qu’il pût encore tenter. Le désespoir ne ravivait en lui aucune réserve d’énergie endormie; au contraire, une sorte de torpeur mentale grandissait à mesure que déclinait sa fortune. Ne possédant que les vêtements qu’il avait sur le dos, un demi-penny dans sa poche, sans un seul ami ou une seule connaissance vers qui se tourner, sans la moindre perspective d’un lit pour la nuit ou d’un repas pour le lendemain, Martin Stoner, impavide, allait péniblement de l’avant, entre les haies humides et sous les arbres ruisselants, l’esprit vacant, mise à part l’obscure conscience de la mer devant lui. Une autre conscience s’imposait à lui par instants – celle de la faim qui le tenaillait. Il arriva bientôt devant un portail grand ouvert sur le vaste jardin assez mal entretenu d’une ferme; il n’y avait que peu de signes de vie aux alentours, et la maison d’habitation, à l'autre bout du jardin, semblait froide et inhospitalière. Cependant, une pluie fine s’était mise à tomber, et Stoner pensa qu’il pourrait peut-être s’abriter là quelques minutes et acheter un verre de lait avec sa dernière pièce de monnaie. Il s’engagea dans le jardin et suivit lentement et péniblement une étroite allée pavée qui conduisait à une porte latérale. Il n’avait pas eu le temps de frapper que la porte s’ouvrit et qu’un vieil homme tout courbé et ratatiné s’effaça contre le battant, comme pour le laisser entrer.
— Je peux m’abriter de la pluie? commença Stoner.
Mais le vieil homme l'interrompit.
— Entrez, Maître Tom. Je savais bien que vous vous en reviendriez un de ces jours.
Stoner vacilla sur le seuil et resta à considérer l’autre sans comprendre.
— Asseyez-vous donc pendant que je vous prépare à souper sur le pouce, chevrota le vieil homme avec empressement.
Les jambes épuisées de Stoner se dérobèrent sous lui, et il s’écroula, inerte, dans le fauteuil que le vieillard lui avait avancé. Une minute plus tard, il dévorait la viande froide, le fromage et le pain que celui-ci avait posé sur la table à côté de lui.
— Vous avez un peu changé pendant ces quatre années, continua le vieil homme, d'une voix lointaine et inconsistante qui résonna comme dans un rêve aux oreilles de Stoner; mais vous allez nous trouver aussi pas mal changés, vous savez. Y’a plus personne qu’est encore là depuis que vous êtes parti. Personne que moi et votre vieille tante. Je m’en vais aller lui dire que vous êtes là. Elle voulait plus vous voir, mais elle va bien vous laisser rester un moment. Elle a toujours dit que si vous reveniez, vous pourriez rester, mais qu’elle voudrait plus jamais poser les yeux sur vous ou vous parler.
Le vieil homme posa une chope de bière sur la table devant Stoner et s’engagea en clopinant dans un long corridor. Le crachin s’était changé une averse diluvienne qui frappait violemment la porte et les fenêtres. Le vagabond frissonnait à la pensée de ce à quoi le bord de mer devait ressembler sous cette pluie battante, avec la nuit qui tombait de tous côtés. Il termina son repas, but sa bière et resta assis, hébété, en attendant le retour de son étrange hôte. À mesure que les minutes passaient sur l’antique horloge qui occupait un coin de la pièce, un espoir tout neuf prit forme et commença à se développer dans l'esprit du jeune homme; sa furieuse envie de manger et de prendre quelques minutes de repos se prolongeait dans le désir de s’abriter pour la nuit sous ce toit en apparence hospitalier. Un bruit de pas au bout du corridor annonça le retour du vieux valet de ferme.
— La vieille maîtresse, elle veut pas vous voir, Maître Tom, mais elle dit que vous pouvez rester. C’est normal, vu que la ferme, elle vous reviendra quand elle ira sous terre. J'ai allumé du feu dans votre chambre, Maître Tom, et les servantes, elles ont préparé des draps sur le lit. Vous trouverez tout pareil. Peut-être que vous êtes fatigué et que vous aimeriez monter maintenant.
Sans un mot, Martin Stoner se remit lourdement sur ses pieds et suivit son ange tutélaire dans le corridor, puis en haut d’un petit escalier aux marches grinçantes, puis le long d’un autre couloir, puis dans une grande pièce éclairée par un feu qui brûlait avec une ardeur joyeuse. Il n’y avait que peu de meubles, mais leur simplicité et leur aspect démodé convenaient à ses goûts; un écureuil en peluche dans une boîte et un calendrier mural datant de quatre ans constituaient à eux seuls toute la décoration. Mais Stoner n’avait d’yeux que pour le lit, et pouvait à peine attendre d’arracher ses vêtements pour s’écrouler dans un luxe d’épuisement au creux de ses confortables profondeurs. Les Chiens du Destin semblaient s’être calmés pour un bref moment.
Dans la froide lumière du matin, Stoner eut un rire sans joie quand il réalisa peu à peu la situation dans laquelle il se trouvait. Peut-être sa ressemblance avec cet autre traîne-patin absent lui vaudrait-elle un petit-déjeuner, et pourrait-il se mettre en sécurité avant qu’on eût découvert son imposture. Dans la pièce du rez-de-chaussée, il trouva le vieil homme ratatiné apprêtant un plat d’œufs au bacon pour le petit déjeuner de «Maître Tom», tandis qu'une vieille servante âgée et au visage dur apportait une théière et lui versait une tasse de thé. Alors qu’il s’asseyait à table, un petit épagneul arriva et lui fit fête.
— C’est le chiot de la vieille Bowker, expliqua le vieil homme, que la servante au visage dur appelait George. Elle était très attachée à vous; elle a plus jamais été la même après que vous êtes parti pour l’Australie. Elle est morte au bout d’un an. C’est son petit.
Stoner éprouva quelque difficulté à regretter le décès de ce témoin qui eût pu jeter le doute sur son identité.
«Vous voulez allez faire un tour à cheval, Maître Tom?» Telle fut était la surprenante proposition suivante du vieil homme.
— Nous avons un joli petit cob rouan qui demande qu’à être sellé. Le vieux Biddy accuse son âge, bien qu’il porte encore beau, mais j’ai sellé le petit rouan. Je m’en vais le faire amener à la porte.
— Je ne suis pas équipé pour monter, balbutia le naufragé, riant à moitié en regardant l’état de son unique tenue.
— Maître Tom, dit le vieil homme sur un ton de gravité presque offensée, toutes vos affaires, elles sont comme vous les avez laissées. Elles ont besoin que d’être un peu aérées, et tout sera comme il faut. Ça peut changer les idées, de temps en temps, un petit tour à cheval ou une partie de chasse. Vous savez, les gens du coin, ils ont pas mal de rancœur à votre égard. Ils ont pas oublié, ni pardonné. Y’en a pas un seul qui voudra aller avec vous, alors vous feriez mieux de vous distraire comme vous pourrez avec le cheval et le chien. Ils sont aussi de bonne compagnie.
Le vieux George s’en alla en boitillant donner ses ordres, et Stoner, se sentant plus que jamais comme dans un rêve, monta inspecter la penderie de «Maître Tom». Monter à cheval était l’un des plaisirs qui lui tenaient le plus à cœur, et son imposture risquait d’autant moins d’être découverte qu’il ne risquait apparemment aucun examen approfondi de la part des anciens compagnons de Tom. Tout en s’introduisant dans une tenue de chasse plutôt bien ajustée, il se demanda vaguement de quel méfait le véritable Tom avait bien pu se rendre coupable pour se mettre tout le pays à dos. Un martèlement impatient de sabots sur la terre humide coupa court à ses spéculations. Le cob rouan avait été amené à la porte latérale.
«Un mendiant à cheval...» songeait Stoner, alors qu’il trottait à vive allure le long des sentiers boueux où il piétinait la veille comme un paria à bout de forces. Puis il rejeta ces pensées avec insouciance pour s’abandonner au plaisir d'un petit galop le long du bas-côté gazonné de la route. En passant près d’un portail ouvert, il modéra son allure pour permettre à deux charrettes de tourner dans un champ. Les charretiers prirent le temps de lui jeter un regard prolongé, et en passant, il entendit une voix excitée s’écrier, «C’est le Tom Prike! Je l’ai déjà rencontré une fois; le voilà revenu! C’est lui!
La ressemblance qui s’était imposée à un vieillard gâteux était à l’évidence suffisante pour tromper de jeunes yeux à une faible distance.
Au cours de sa promenade, il rencontra nombre de signes témoignant que le folklore local n’avait ni oublié ni pardonné le crime de jadis qui lui revenait comme un héritage du Tom absent. Des regards torves, des grognements, des coups de coude le saluaient quand il rencontrait des êtres humains; Le «chiot de Bowker,» qui trottinait placidement à ses côtés, semblait le seul élément amical dans un monde hostile.
Alors qu’il descendait de cheval près de la porte latérale, il eut la vision fugace d’une vieille dame maigre qui l’épiait de derrière le rideau d'une fenêtre de l’étage. C’était évidemment sa tante adoptive.
Au cours du copieux repas de midi qu’on avait tenu prêt pour lui, Stoner eut tout loisir de se pencher sur les implications de son extraordinaire position. Le véritable Tom, après quatre ans d'absence, pouvait soudain réapparaître, ou, à tout moment, envoyer une lettre. De même, dans le rôle de l’héritier de la ferme, le faux Tom pouvait être amené à signer des documents, ce qui le mettrait dans une situation embarrassante. Ou un parent pouvait survenir, qui ne voudrait pas imiter le comportement distant de la tante. Tout cela n’aboutirait qu’à le confondre d’une manière ignominieuse, face à quoi le seul choix était le ciel grand ouvert et les sentes boueuses qui conduisaient à la mer. La ferme offrait en tout cas un refuge provisoire à sa misère; la culture comptait parmi les nombreuses choses qu'il avait «essayées», et il serait capable d’exécuter une certaine quantité de travaux en échange de l'hospitalité à laquelle il avait si peu droit.
— Vous voulez du porc froid pour votre souper, demanda la servante dure et fanée, alors qu’elle débarrassait la table, ou est-ce que vous l’aimez mieux réchauffé?
— Chaud, avec des oignons, dit Stoner.
Ce fut la seule fois de sa vie où il prit une décision rapide. Et en donnant cet ordre, il savait qu'il allait rester.
Stoner s’en tint strictement à ces parties de la maison qui semblaient lui avoir été attribuées par un accord tacite sur la répartition des lieux. Quand il prit sa part de travail à la ferme, ce fut comme s’il obéissait à des consignes, et non comme s’il les avait lui-même données. Le vieux George, le cob rouan, et le chiot de Bowker étaient ses seuls compagnons dans un monde de silence glacial et hostile. Il ne voyait rien de la maîtresse de la ferme. Une fois, alors qu’il la savait à l’église, il fit une visite furtive au salon en quête de quelques bribes de renseignements sur le jeune homme dont il avait pris la place, et dont la mauvaise réputation rejaillissait sur lui. De nombreuses photographies étaient suspendues aux murs, ou placées dans des cadres austères, mais il n’y trouva pas la ressemblance qu'il recherchait. Enfin, dans un album dissimulé à la vue, il trouva ce qu’il cherchait. Sous le titre «Tom», se trouvait toute une série de photographies, un bambin dodu de trois ans vêtu d’une invraisemblable barboteuse, un enfant à l’air gauche d'environ douze ans, qui tenait une batte de cricket comme si elle lui faisait horreur, un assez beau garçon de dix-huit ans à la chevelure très lisse séparée en deux par une raie, et, enfin, un jeune homme arborant une rébarbative expression de défi. Stoner examina ce dernier portrait avec un intérêt particulier; la ressemblance avec lui-même ne faisait aucun doute.
De la bouche du vieux George, qui était assez loquace à propos de tout, il essaya inlassablement d’en savoir davantage à propos du méfait qui avait fait de lui une créature mise au ban et haïe par ses semblables.
— Qu’est-ce que les gens d’ici ont donc tous après moi? demanda-t-il un jour alors qu’ils revenaient d’un champ éloigné.
Le vieil homme branla du chef.
— Ils ont de l’amertume, une mortelle amertume. Oui, c’est une sale histoire, une sale histoire.
Et il n’ajouta rien de plus éclairant.
Par une soirée claire et glaciale, quelques jours avant Noël, Stoner se tenait dans une partie du verger d’où l’on avait une vue dégagée sur la campagne. Ici et là, la lumière rougeoyante d’une lampe ou d'une bougie témoignait de la présence d’un foyer animé par la bienveillance et la gaieté qui étaient de saison. Derrière lui se dressait la sinistre et sombre ferme dans le silence de laquelle nul ne riait jamais, et que même une querelle eût pu paraître égayer. Alors qu’il se retournait pour regarder la longue façade grise du bâtiment plongé dans l’ombre, une porte s’ouvrit, par où le vieux George sortit précipitamment. Stoner entendit son nom d’emprunt appelé avec anxiété. Tout de suite, il sut que quelque chose de fâcheux était arrivé, et dans un brusque revirement de perspective, son sanctuaire devint à ses yeux un lieu de paix et de bonheur, dont il redoutait d'être chassé.
— Master Tom, murmura le vieil homme de sa voix rauque, il vous faut partir d’ici pendant quelques jours. Le Michael Ley, voilà qu’il est revenu au village, et il a juré de vous tirer dessus s'il vous rencontre. Il est bien capable de le faire. On peut lire le meurtre dans ses yeux. Profitez de la nuit pour vous enfuir. C’est l’affaire d’une ou deux semaines, pas plus, il restera pas ici plus longtemps.
— Mais où puis-je aller? balbutia Stoner, à qui le vieil homme avait transmis son évidente terreur.
— Filez tout de suite le long de la côte jusqu’à Punchford et restez caché là-bas. Dès que le Michael, il sera reparti, je mènerai le rouan à Punchford à travers le Green Dragon; Quand vous verrez le cob paître dans le Green Dragon, ça voudra dire que vous pouvez rentrer.
— Mais – hésita Stoner.
— Vous en faites pas pour l’argent, dit l'autre; la vieille maîtresse est d’accord que vous fassiez ce que je dis, et elle m'a donné ça.
Le vieil homme montra trois souverains et quelques pièces d’une monnaie étrange.
Stoner se sentait plus imposteur que jamais en franchissant cette nuit-là la porte de derrière avec l'argent de la vieille femme dans sa poche. Le vieux George et le chiot de Bowker se tenaient dans la cour pour un adieu silencieux. Il n’imaginait qu’à peine pouvoir revenir un jour, et il se sentait quelques scrupules envers ces deux humbles amis qui attendraient mélancoliquement son retour. Un jour, peut-être, le véritable Tom reviendrait, et ces simples gens de la campagne se demanderaient avec étonnement quelle était l'identité du mystérieux invité qu'ils avaient abrité sous leur toit. Il ne se faisait aucun souci immédiat pour lui-même. Trois livres c’est peu de choses dans le monde quand il n'y a rien d’autre derrière, mais pour un homme qui a compté sa fortune en pennies, cela peut sembler une bonne mise de fonds. Le sort lui avait joué un tour capricieux la dernière fois qu'il avait foulé ces chemins dans la peau d’un aventurier désespéré, et il pouvait avoir encore une chance de trouver du travail et de prendre un nouveau départ. Plus il s’éloignait de la ferme, plus il recouvrait ses esprits, soulagé de retrouver son identité perdue et de ne plus être le fantôme embarrassé d'un autre. C’était à peine s’il songeait à l'ennemi implacable qui, venu de nulle part, avait irruption dans sa vie; cette vie était désormais derrière lui, et quelque chose d’aussi intangible ne pouvait faire la moindre différence. Pour la première fois depuis de nombreux mois, il se mit à fredonner un refrain léger et insouciant. C’est alors que, de l'ombre d'un chêne dont le tronc faisait saillie, sortit un homme armé d’un fusil. Il n’était nul besoin de se demander qui il pouvait être; le clair de lune, tombant sur sa face blême, révéla un regard chargé d’une haine telle que Stoner, dans les pires moments de ses vagabondages, n’en avait jamais rencontré chez un être humain. Il bondit sur le côté dans un effort frénétique pour traverser la haie qui bordait le chemin, mais les branches résistantes le retinrent. Les Chiens du Destin l’avaient attendu dans ces étroites passées, et cette fois, il ne pourrait leur échapper.
(The Recessional)
Clovis était assis dans une des deux salles les plus chaudes des bains turcs, alternativement statufié dans une sorte d’inertie contemplative, et faisant courir à toute vitesse un porte-plume réservoir sur les pages d'un calepin.
— Ne m’interrompez pas avec votre babillage puéril, dit-il à Bertie van Tahn qui, langoureusement vautré sur une chaise longue voisine, semblait enclin à la conversation; je compose une strophe impérissable.
Bertie parut intéressé.
— Dites donc, vous seriez une sacrée aubaine pour les portraitistes si vous deveniez un poète célèbre. À défaut d’accrocher votre portrait intitulé «Clovis Sangrail, Esq., travaillant à son dernier poème» aux cimaises de l'Académie, ils pourraient toujours vous glisser dans une étude d’Orphée descendant Jermyn Street en petite tenue. Ils se plaignent toujours que les vêtements modernes les handicapent, alors qu'une serviette de bain et un porte-plume réservoir –
— C’est sur la suggestion de Mrs. Packletide que je dois écrire ce machin, dit Clovis, ignorant la glorieuse destinée que Bertie van Tahn lui prédisait. Vous voyez, L’Ode pour le Couronnement de Loona Bimberton a été acceptée par le New Enfancy, qui s’est mis dans l’idée de faire passer le New Age pour une revue complètement dépassée. «Très astucieux de votre part, ma chère Loona,» lui a fait remarquer la Packletide après l’avoir lue; «bien sûr, c’est à la portée de tout le monde d’écrire une Ode pour le Couronnement, mais personne d'autre que vous n’aurait pensé à le faire pour de bon.» Loona a protesté que ces choses-là étaient fichtrement difficiles, et nous a fait comprendre que c’était plus ou moins l’apanage de quelques surdoués. Il faut dire que la Packletide a été plutôt bonne pour moi à bien des égards, quelque chose comme une ambulance financière, vous voyez, qui vous remet en selle quand vous avez un coup dur, ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour, alors que je ne dois rien à Loona Bimberton, de sorte que je l’ai prise entre quatre-z-yeux pour lui dire que je pouvais tourner ce genre de truc au quart de poil si je m’y mettais un bon coup. Loona a dit que je ne pouvais pas, nous avons parié là-dessus, et entre nous, je pense que c’est gagné d’avance. Bien sûr, l'une des conditions du pari est que le machin soit publié quelque part, n’importe où, sauf dans les feuilles locales, mais Mrs. Packletide a elle-même entouré le rédacteur en chef du Smoky Chimey d‘un tas de petites attentions, de sorte que si j’arrive à pondre un truc qui avoisine le niveau de l’Ode, tout sera pour le mieux. Jusqu'à présent, tout se passe si bien que je commence à craindre de faire partie des rarissimes surdoués.
— Ce n’est pas un peu tard dans la journée pour une Ode pour le Couronnement? observa Bertie.
— Bien sûr, dit Clovis; ça va être un Grand Retour du Durbar[50], le genre de truc qu’on peut tout le temps garder sur soi si on veut.
— Maintenant, je comprends mieux le choix de cet endroit pour écrire, dit Bertie van Tahn, avec l'air de quelqu’un qui vient d’éclaircir un problème resté jusque-là obscur; vous voulez vous imbiber de la température locale.
— Si je suis venu ici, c’est pour échapper aux interruptions ineptes des attardés mentaux, dit Clovis, mais il semble que j’exige trop du destin.
Bertie van Tahn se préparait à user de sa serviette comme d’une arme de précision, mais réfléchissant qu’une bonne partie de sa personne était sans protection et que Clovis n’était pas seulement armé d’une serviette, mais aussi d'un porte-plume, il se laissa retomber pacifiquement au fond de sa chaise longue.
— Pouvons-nous ouïr quelques extraits de cette œuvre immortelle? demanda-t-il. Je fais le serment que rien de ce que je pourrai entendre ne saura m’épargner d’emprunter un exemplaire du Smoky Chimney le moment venu.
— C’est un peu comme donner de la confiture à un cochon[51], fit aimablement remarquer Clovis, mais ça ne me dérange pas de vous en lire deux ou trois bribes. Ça commence par la dispersion générale des participants au Durbar:
«Regagnant
leur bercail des pics Himalayens,
Les pâles éléphants recrus de Cutch Behar
Roulent, lourds galions sur l’océan
sans fin –»
— Je ne crois pas que Cutch Behar soit où que ce soit du côté de l’Himalaya, interrompit Bertie. Vous devriez avoir un atlas à portée de la main quand vous écrivez ce genre de chose, et pourquoi «pâles et recrus»?
— Eh bien, après tout le remue-ménage des dernières heures[52], bien sûr, dit Clovis; et ce n’est pas Cutch Behar, mais leur bercail qui se trouve dans l'Himalaya. Je suppose qu’on peut trouver des éléphants Himalayens à Cutch Behar, comme on trouve des chevaux élevés en Irlande aux courses d’Ascot.
— Vous dites qu'ils rentrent en Himalaya, objecta Bertie.
— Eh bien, on les renvoie naturellement chez eux pour qu’ils se refassent une santé. C’est quelque chose d’habituel, là-bas, d’égailler les éléphants dans les collines, exactement comme on met les chevaux à l’herbe chez nous.
Clovis pouvait au moins se flatter d’avoir instillé une partie de la splendeur de l'Orient dans ses vers.
— Est-ce que tout va être en vers libres? demanda le critique littéraire.
— Bien sûr que non; «Durbar» arrive à la fin du quatrième vers.
— Ça paraît un peu facile, mais ça explique pourquoi vous avez choisi Cutch Behar.
— Il y a davantage de liens entre la toponymie et l’inspiration poétique qu’on ne le croit généralement; l’une des principales raisons pour lesquelles il y a si peu de poèmes vraiment bons sur la Russie dans notre langue, c’est qu’il est impossible de trouver une rime à des noms comme Smolensk, Tobolsk ou Minsk.
Clovis parlait avec toute l'autorité de quelqu’un qui s’y est cassé les reins.
— Bien sûr, on peut toujours faire rimer Omsk avec Tomsk, poursuivit-il; d’ailleurs, ces deux villes ne semblent exister que pour ça, mais le public ne supporterait pas indéfiniment ce genre de choses.
— Le public en avalerait bien d’autres, dit Bertie avec malveillance, et il y si peu de gens qui connaissent le Russe que vous pourriez glisser une note de bas de page pour affirmer que les trois dernières lettres de Smolensk[53] sont muettes. Ça serait tout aussi crédible que votre déclaration au sujet de la mise à l’herbe des éléphants sur les pentes de l’Himalaya.
Mais Clovis reprit, avec une imperturbable sérénité:
— J’ai là un passage plutôt bien venu qui évoque une soirée à la lisière d'un village de la jungle:
«Où
le cobra lové jubile au crépuscule,
et la panthère épie le hibou qui hulule[54].
— Il n’y a pour ainsi dire pas de crépuscule sous les tropiques, dit Bertie non sans une certaine complaisance; mais j'aime la magistrale réserve avec laquelle vous traitez de la jubilation du cobra. C’est bien connu, ce qu’on ignore est toujours troublant. Je vois d’ici les lecteurs du Smoky Chimney gardant la lumière de leur chambre allumée toute la nuit, dans l’angoisse de ne pas savoir ce qui peut bien faire jubiler le cobra.
— Les cobras jubilent naturellement, dit Clovis, tout comme les loups dévorent par la seule force de l’habitude, même quand ils se sont outrageusement empiffrés.
Puis il ajouta:
— Un peu plus loin, je développe toute une palette de couleurs pour décrire le lever du jour sur le Brahmapoutre:
«L’aurore toute ambrée des baisers du soleil,
Se teinte de sanguine, et d’ocre, et de vermeil,
De l'émeraude aussi que le manguier allume
Et qui se mêle au mauve opalescent des brumes,
Que pourfend l’arc-en-ciel d’un vol de papegais
Agathe, calcédoine, obsidienne dorée.»
— Je n’ai jamais vu le jour se lever sur le Brahmapoutre, dit Bertie, de sorte que je ne saurais dire si c’est là est une bonne description de l'événement, mais ça ressemble plus à un inventaire établi à la suite d’un vol de pierres précieuses. Quoi qu'il en soit, les papegais apportent exactement ce qu’il faut de couleur locale. Je suppose que vous avez introduit des tigres dans le paysage? un paysage indien aurait l’air plutôt inachevé et nu sans un ou deux tigres dans les parages.
— J'ai une tigresse quelque part dans le poème, dit Clovis, en compulsant ses notes. La voilà:
Et la tigresse dans son antre au creux des tecks
Offre à ses tous petits pour bercer leurs alarmes
L’agonie du paon bleu envolée de son bec
Sur la jungle en un râle de sang et de larmes
Bertie van Tahn se releva précipitamment et se dirigea vers la porte vitrée de la cabine voisine.
— Je pense que vous vous faites une idée vraiment abominable de la vie de famille dans la jungle, dit-il. Le cobra était déjà assez sinistre, mais cette agonie impromptue dans le repaire de la tigresse dépasse les bornes. Si vous voulez me faire prendre une douche froide, je peux tout aussi bien aller faire ça au hammam une bonne fois pour toutes.
— Écoutez seulement ce vers, dit Clovis; ça devrait me valoir une aussi bonne réputation qu’à n’importe quel poète ordinaire:
«et, par-dessus tout ça, le
patient balancier
des voiles du Punkah[55],
père des vents mort-nés.»
— La plupart de vos lecteurs vont s’imaginer qu’un punkah est une espèce de boisson glacée ou une période au polo[56], dit Bertie avant de se fondre dans la vapeur.
.....
Comme prévu, le Smoky Chimney fit paraître le «Grand Retour,» mais dans une livraison qui devait être son chant du cygne, puisque ce fut la dernière.
Loona Bimberton renonça à son intention d'assister au Durbar et entra dans une maison de repos du Sussex. Une dépression nerveuse consécutive au surmenage d’une saison particulièrement exténuante fut l'explication généralement admise, mais trois ou quatre personnes savaient fort bien qu'elle ne s’était jamais vraiment remise de l’aurore qui avait déferlé sur le Brahmapoutre.
(A Matter of Sentiment)
On était à la veille du grand Derby, et c’était à peine si un des invités de la partie de campagne de Lady Susan avait encore fait un seul pari. C’était une de ces années décevantes où un seul cheval était l’unique favori, non pas parce que son écrasante supériorité faisait l’unanimité, mais parce qu'il était extrêmement difficile de miser sur tout autre partant en qui on puisse avoir confiance. Si Peradventure II était le favori, ce n’était pas à cause d’un engouement populaire, mais parce qu’on ne pouvait se fier à aucun de ses rivaux plutôt quelconques. Les cerveaux de Clubland s’escrimaient à rechercher un possible mérite là où il n'était guère visible à l’œil nu, et les hôtes de Lady Susan était possédés de la même incertitude et de la même irrésolution qui infectait des cercles plus larges.
— C’est le moment de réussir un bon coup, dit Bertie van Tahn.
— Indubitablement. Mais comment? demanda Clovis pour la vingtième fois.
Les dames étaient tout aussi vivement intéressées par la question, et toutes aussi impuissantes et perplexes; même la mère de Clovis, qui obtenait généralement de bons tuyaux de sa couturière, s’avouait elle-même complètement démunie en cette occasion. Le Colonel Drake, qui était professeur d'histoire militaire dans une petite boîte à bachot, était la seule personne à avoir fait un choix définitif pour l'événement, mais comme son choix changeait toutes les trois heures, il était plus qu’inutile en tant que guide inspiré. Le comble de la difficulté était qu’on ne pouvait aborder la question que par intermittence et en cachette. Lady Susan désapprouvait les courses. Elle désapprouvait beaucoup de choses; certaines personnes allaient jusqu'à prétendre qu'elle désapprouvait pratiquement tout. La désapprobation était pour elle ce que sont la migraine et les travaux d’aiguilles pour nombre d’autres femmes. Elle désapprouvait le thé du matin et le bridge, le ski et la polka, les ballets russes et le bal du Club des Artistes de Chelsea, la politique française au Maroc et la politique britannique partout. Non pas qu'elle fût particulièrement rigide ou qu’elle eût des vues spécialement étroites sur la vie, mais elle avait été la sœur aînée d'une nombreuse fratrie d'enfants égocentriques, et sa forme particulière d’égocentrisme avait consisté à désapprouver ouvertement les défauts des autres. Malheureusement, le passe-temps avait grandi avec elle. Comme elle était riche, influente, et très, très aimable, la plupart des gens se contentaient de passer leur thé du matin aux pertes et profits. Cependant, en un moment comme celui-ci, alors que le temps était compté et que l’indécision était la note dominante, il était affligeant de devoir s’empresser d’abandonner toute discussion sur un sujet captivant, et de ne plus pouvoir y faire allusion tant qu’elle restait en scène.
Après un déjeuner où la conversation avait été plutôt contrainte et languissante, Clovis réussit à rassembler presque tout le monde à l'autre bout du potager, sous prétexte d'admirer les faisans himalayens. Il avait fait une importante découverte. Motkin, le maître d’hôtel, dont les cheveux (comme l’exprima Clovis) avait prématurément blanchi au service de Lady Susan, ajoutait à ses autres excellentes qualités un intérêt intelligent pour tout ce qui touchait au turf. Il n’était pas d’un grand secours pour le Derby, sauf dans la mesure où il partageait la réticence générale à voir Peradventure II gagnant. Mais s’il damait le pion à toute la compagnie, c’était parce qu’il avait un cousin qui, chef palefrenier dans une écurie des environs, était généralement détenteur d’informations de première main sur la condition des chevaux et leurs chances. Seul le fait que Madame s’était mise en tête d’organiser une partie de campagne pendant la dernière semaine de mai avait empêché Mr. Motkin de s’offrir une consultation chez son parent relativement au grand Derby; il était encore temps pour lui d’y aller d’un coup de bicyclette, s’il arrivait à obtenir son après-midi sous un prétexte fallacieux.
— Nous espérons bien qu’il va le faire, dit Bertie van Tahn; dans de pareilles circonstances, un cousin au second degré est pratiquement aussi utile qu’un don de double vue.
— Si on doit trouver des tuyaux quelque part, c’est forcément dans cette écurie, dit Mrs. Packletid, pleine d’espoir.
— Je m’attends à ce que ça fasse écho à ma prédilection pour Motorboat, dit le colonel Drake.
A ce moment, le sujet dut être abandonné en toute hâte. Lady Susan leur arrivait droit dessus, appuyée au bras de la mère de Clovis, à qui elle confiait sa désapprobation de l’engouement pour les épagneuls pékinois. C’était la troisième chose qu'elle trouvait le temps de désapprouver depuis le déjeuner, mise à part sa désapprobation muette et permanente de la façon dont la mère de Clovis se coiffait.
— Nous admirions les faisans himalayens, dit mielleusement Mrs. Packletide.
— Ils sont partis tôt ce matin pour Nottingham, où ils participent à une exposition ornithologique, dit Lady Susan, avec l'air quelqu’un qui désapprouve les mensonges hâtifs et irréfléchis.
— Leur volière, je veux dire, avec tous ces perchoirs, et tout ça tellement propre, reprit Mrs. Packletide, redoublant d'enthousiasme.
L'odieux Bertie van Tahn murmurait distinctement des prières pour que Mrs. Packletide quittât définitivement les voies du mensonge.
— J'espère que cela vous ne vous dérange pas si le dîner est servi un quart d’heure plus tard, dit Lady Susan; Motkin a dû aller rendre visite de toute urgence à un parent malade cet après-midi. Il voulait y aller à bicyclette, mais je lui ai envoyé la voiture.
— Comme c’est aimable à vous! Bien sûr que cela ne nous dérange pas que le diner soir retardé.
Les protestations de politesse arrivaient avec une sincérité unanime et chaleureuse.
À la table du diner, ce soir-là, un furtif courant de curiosité coulait vers la physionomie impassible de Motkin. Un ou deux des invités s’étaient presque attendus à trouver le nom du cheval choisi par le cousin écrit sur un bout de papier dissimulé dans leur serviette. Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Alors qu’il faisait le tour de la table en murmurant la question, «Sherry?» le maître d’hôtel ajoutait d’une voix encore plus basse ces mots énigmatiques, «Vaut mieux pas.» Mrs. Packletide, d’abord alarmée, refusa le sherry; l'avertissement du maître d’hôtel semblait contenir une suggestion sinistre, comme si son hôtesse s’était soudain adonnée aux habitudes des Borgia. L’instant d’après, un éclair d’illumination lui rappela que «Vaut Mieux Pas» était le nom d’un des participants au grand Derby. Clovis griffonnait déjà sur sa manchette, et le colonel Drake, à son tour, faisait signe à tout un chacun, à grand renfort de chuchotements rauques et de mimiques, qu'il avait cru en «VMP» depuis le début.
Tôt le lendemain matin, une nuée de télégrammes partit pour Townward, représentant les paris de tous les invités et de toute la domesticité.
Ce fut un après-midi pluvieux, que la plupart des invités de Lady Susan passèrent à rôder à travers la maison, attendant apparemment l’heure du thé, bien qu’on en fût encore loin. L’arrivée d'un télégramme fit naître en chacun d’eux un tressaillement d’espérance; le valet qui apporta le télégramme à Clovis attendait avec une vigilance inhabituelle de savoir s'il y avait une réponse.
Clovis lut le message et eut une exclamation ennuyée.
— J’espère qu’il ne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle, dit Lady Susan.
N’importe qui aurait pu voir que les nouvelles n’étaient pas bonnes.
— Ce n’est que le résultat du Derby, laissa-t-il tomber; Sadowa a gagné, un total outsider.
— Sadowa! s’exclama Lady Susan; vous m’en direz tant! C’est la première fois que je mise sur un cheval! En fait, je désapprouve les courses de chevaux, mais justement, pour une fois, j’ai placé de l’argent sur ce cheval, et voilà qu’il a gagné.
— Puis-je vous demander, dit Mrs. Packletide, dans le silence général, pourquoi vous avez parié sur ce cheval-là en particulier. Aucun des pronostiqueurs ne lui donnait la moindre chance.
— Eh bien, dit Lady Susan, vous pouvez vous moquer de moi, mais c’est le nom qui m'a attiré. Voyez-vous, je suis toujours mêlée à la guerre franco-allemande; Je me suis marié le jour de la déclaration de guerre, et mon fils aîné est né le jour de la signature de la paix, de sorte que tout ce qui a trait à la guerre m'a toujours intéressé. Et quand j’ai vu qu’un des chevaux inscrits dans le Derby portait le nom d’une bataille de la guerre franco-allemande, je me suis dit que je devais mettre un peu d’argent sur lui, pour une fois, bien que je désapprouve les courses. Et c’est lui qui a gagné.
Dans la plainte générale qui s’ensuivit, personne ne se plaignait plus amèrement que le professeur d'histoire militaire.
(The Secret Six of Septimus Brope)
— Qu’est-ce que c’est que ce Mr. Brope? demanda soudain la tante de Clovis.
Mrs. Riversedge, qui était occupée à étêter les fleurs défuntes de ses rosiers, et ne pensait à rien de particulier, se sentit tout de suite mentalement interpelée. Elle était de ces hôtesses à l’ancienne mode qui considèrent que l’on doit toujours savoir quelque chose sur ses invités, et que ce quelque chose devait être à leur crédit.
— Je crois qu'il vient de Leighton Buzzard[57], fit-elle observer en guise d'explication préalable.
— En cette époque de voyages aussi rapides que pratiques, dit Clovis, qui cherchait à disperser une colonie de mouches vertes avec la fumée de sa cigarette, arriver de Leighton Buzzard ne dénote pas forcément une grande force de caractère. Cela peut n’être le signe que d’une banale bougeotte. Maintenant, s'il en avait été chassé en disgrâce, ou s’il était parti pour protester contre l’incurable frivolité et le manque de cœur de ses habitants, ça nous en dirait davantage sur l'homme et sur sa mission dans la vie.
— Qu'est-ce qu'il fait? poursuivit Mrs. Troyle avec autorité.
— Il est rédacteur en chef du Cathedral Monthly[58], dit son hôtesse, et il est très savant sur les ex-voto, les transepts et l'influence du culte byzantin sur la liturgie moderne, ce genre de choses. Peut-être est-il un peu insistant et trop confiné dans un seul domaine, mais vous savez bien qu’il faut de tout pour réussir un bon week-end. Vous ne le trouvez pas un peu assommant, dites?
— Qu’il soit assommant, passe encore, dit la tante de Clovis; ce que je ne peux lui pardonner, c’est qu’il fasse la cour à ma femme de chambre.
— Ma chère madame Troyle, suffoqua l'hôtesse, quelle idée extraordinaire! Je vous assure que Mr. Brope ne ferait jamais une chose pareille, même en rêve.
— Je me moque de ses rêves; pour ce que j’en ai à faire, ses sommeils peuvent aussi bien n’être qu’une interminable et scandaleuse succession d’expériences érotiques inconvenantes dans lesquelles toute la domesticité de la maison serait impliquée. Mais pendant ses heures de veille, il est hors de question qu’il compte fleurette à ma femme de chambre. Il est inutile de discuter là-dessus, je serai intraitable sur ce point.
— Mais vous vous trompez certainement, insista Mrs. Riversedge; Mr. Brope serait la dernière personne à faire une telle chose.
— Pour autant que je le sache, il est le premier à le faire, et si j’ai voix au chapitre en la matière, il sera certainement le dernier. Bien sûr, je ne parle pas de soupirants aux intentions respectables.
— Je ne puis tout simplement pas croire qu'un homme qui écrit de façon si charmante et si documentée sur les transepts et les influences byzantines puisse se comporter d'une façon immorale, dit Mrs. Riversedge; quelle preuve avez-vous vous qu'il ait fait quoi que ce soit de ce genre? Loin de moi l’idée de mettre votre parole en doute, mais nous ne devons pas le condamner sans l’avoir entendu, n’est-ce pas?
— Que nous le condamnions ou non, il n'y a certainement pas besoin de l’entendre. Il occupe la chambre voisine de mon vestiaire, et à deux reprises, alors qu’il me croyait absente, je l’ai distinctement entendu déclarer à travers la cloison, «Je vous aime, Florrie.» Ces cloisons de l’étage sont très minces, on peut presque entendre le tic-tac d’une montre dans la chambre voisine.
— Votre femme de chambre s’appelle Florence?
— Son nom est Florinda.
— Quel nom extraordinaire à donner à une femme de chambre!
— Ce n’est pas moi qui le lui ai donné. Elle était déjà baptisée quand elle est entrée à mon service.
— Ce que je veux dire, dit Mrs. Riversedge, c’est que quand j’engage des domestiques dont les noms ne me conviennent pas, je les appelle Jane; elles ont vite fait de s’y habituer.
— Une excellente méthode, dit la tante de Clovis avec froideur; malheureusement, je me suis moi-même habituée à ce qu’on m’appelle Jane. Il se trouve que c’est mon nom.
Elle coupa court au flot d’excuses de Mrs. Riversedge en remarquant brusquement:
— La question n’est pas de savoir si je dois appeler ma femme de chambre Florinda, mais si on doit permettre à Mr. Brope de l’appeler Florrie. Je suis fermement convaincue qu'il n’a pas à le faire.
— Peut-être répétait-il les paroles d’une chanson, dit Mrs. Riversedge avec espoir; il y a un grand nombre de ces stupides refrains sur les noms des filles.
Comme s’il faisait autorité en la matière, elle se tourna vers Clovis avant de poursuivre:
— «Ne m’appelez pas Marie –
— Loin de moi cette idée, lui assura Clovis; en premier lieu, j’ai toujours cru que votre nom était Henrietta; ensuite, je ne vous connais pas suffisamment pour prendre une telle liberté.
— Je veux dire qu’il y a une chanson avec ce refrain, se hâta d’expliquer Mrs. Riversedge; et il y a aussi «Rhoda, Rhoda aime son petit soldat» et «Maisie danse avec frénésie[59]», et tout un tas d'autres. Bien sûr, ça ne ressemble guère à Mr. Brope de chanter ce genre de chansons, mais je pense qu’il nous faut lui accorder le bénéfice du doute.
— C’est ce que j’avais fait, dit Mrs. Troyle, jusqu'à ce que d’autres preuves me tombent sous la main.
Elle pinça les lèvres avec la ferme résolution de quelqu’un qui jouit de la bienheureuse certitude qu’on va la supplier de les rouvrir.
— Une preuve de plus! s’exclama son hôtesse; dites-moi tout!
— Alors que j’arrivais à l’étage après le petit déjeuner, Mr. Brope passa devant ma chambre. De la façon la plus naturelle du monde, un morceau de papier tomba d'un paquet qu'il tenait à la main et voleta jusqu’au seuil de ma porte. J'allais lui crier: «Vous avez perdu quelque chose,» mais pour une raison quelconque, je me suis retenue et je ne me suis pas montrée avant qu’il soit rentré dans sa chambre. Voyez-vous, l’idée m’était venue qu’à cette heure-là, j'étais très rarement dans ma chambre, alors que Florinda y était presque toujours, occupée à ranger des affaires. Aussi, je ramassai ce morceau de papier apparemment innocent.
Mrs. Troyle s’interrompit de nouveau, avec l'air triomphant de quelqu’un qui a décelé la présence d’un aspic à l’affût dans une charlotte aux pommes.
Mrs. Riversedge, qui taillait vigoureusement le rosier le plus proche, décapita par mégarde une Vicomtesse Folkestone qui venait de fleurir.
— Qu’y avait-il sur le papier? demanda-t-elle.
— Rien que ces mots écrits au crayon, «Je vous aime, Florrie,» et en dessous, biffé d'une ligne pâle, mais parfaitement lisible, «Retrouvez-moi ce soir, au jardin, près de l’if.»
— Il y a bien un if au fond du jardin, reconnut Mrs. Riversedge.
— En tout cas, ça sonne véridique, commenta Clovis.
— Penser qu'un scandale pareil puisse arriver sous mon toit! dit Mrs. Riversedge avec indignation.
— Je me demande pourquoi cela paraîtrait plus scandaleux sous un toit, observa Clovis; j’ai toujours considéré comme une preuve de délicatesse supérieure de la part des chats de se livrer à la plupart de leurs scandaleux excès dans les gouttières.
— Maintenant que j’y pense, reprit Mrs. Riversedge, il y a certaines choses à propos de Mr. Brope que je n’ai jamais pu éclaircir. Ses revenus, par exemple: Il ne gagne que deux cents livres par an en tant que rédacteur en chef du Cathedral Monthly, et je sais que sa famille est très pauvre, et ne dispose d’aucun bien propre. Pourtant, il s’est débrouillé pour acquérir un appartement à Westminster, et il part chaque année pour l’étranger, à Bruges et dans ce genre d’endroit; et il est toujours très bien habillé, et, en saison, il donne d’excellents diners. On ne peut pas faire tout ça avec deux cent livres par an, non?
— Est-ce qu’il écrit pour d’autres journaux? demanda Mrs. Troyle.
— Non, voyez-vous, il s’est si complètement spécialisé dans la liturgie et l’architecture religieuse que son domaine est plutôt limité. Une fois, il a essayé de placer un article sur les édifices religieux dans les endroits renommés pour la chasse au renard au Sporting and Dramatic, mais ça n’a pas été jugé d’un intérêt suffisamment général pour être accepté. Non, je ne vois pas comment il peut soutenir son train de vie actuel seulement avec ce qu’il écrit.
— Peut-être vend-il de faux transepts aux amateurs américains, suggéra Clovis.
— Comment pourrait-on vendre un transept? dit Mrs. Riversedge; une telle chose serait impossible.
— Quoi qu'il puisse faire pour s’assurer un revenu, interrompit Mrs. Troyle, il ne va certainement pas occuper ses loisirs à faire la cour à ma femme de chambre.
— Certainement pas, reconnut son hôtesse; il faut y mettre tout de suite le holà. Mais je ne vois pas vraiment ce que nous devons faire.
— Vous pourriez entourer l’if d’un enchevêtrement de fils de fer barbelés, par mesure de précaution, dit Clovis.
— Je ne pense pas que la désinvolture soit un bon remède à cette désagréable situation, dit Mrs. Riversedge; une bonne femme de chambre est un trésor –
— Ce dont je suis sûre, c’est que je ne sais pas ce que je ferais sans Florinda, admit Mrs. Troyle; elle comprend mes cheveux. J’ai depuis longtemps renoncé à en faire quoi que ce soit moi-même. Je les considère comme je considère les maris: tant qu’on peut être vus ensemble en public, les divergences privées n’ont pas d’importance. C’était certainement le gong pour le déjeuner.
Après le repas, Septimus Brope et Clovis eurent le fumoir pour eux tous seuls. Le premier semblait inquiet et préoccupé, le second observait tranquillement.
— Comment écrivez-vous «endolori» demanda brusquement Septimus; avec deux «r» ou un seul?
— Un seul, dit Clovis paresseusement, mais si vous le mettez au féminin, la rime n’en sera que plus riche.
Septimus Brope le regarda avec une certaine stupéfaction.
— Comment ça? Quelle rime? demanda-t-il, avec plus qu’un soupçon d'inquiétude dans la voix.
— La rime avec Florrie[60], expliqua brièvement Clovis.
Septimus se redressa dans son fauteuil, une alarme sans équivoque sur le visage.
— Comment avez-vous découvert ça? Je veux dire, comment saviez-vous que je cherchais une rime à Florrie? demanda-t-il brusquement.
— Je ne le savais pas, dit Clovis. Je l’ai simplement deviné. Pour vouloir placer un mot aussi chargé de poésie que le mot «endolori,» je savais que vous deviez travailler à un sonnet, et Florrie était le seul nom féminin susceptible de rimer avec endolori.
Septimus avait toujours l’air aussi mal à l’aise.
— Je crois que vous en savez davantage, dit-il.
Clovis rit doucement, mais ne dit rien.
— Qu’est-ce que vous savez? demanda Septimus, désespéré.
— L’if dans le jardin, dit Clovis.
— Et voilà! Je savais bien que je l’avais laissé tomber quelque part. Mais vous deviez déjà avoir deviné quelque chose auparavant. Écoutez, vous avez surpris mon secret. Vous n’allez pas me dénoncer, hein? Je n’ai rien à me reprocher, mais ça la ficherait plutôt mal pour le rédacteur en chef du Cathedral Monthly de donner ouvertement dans ce genre de chose, non?
— Eh bien, je le suppose, reconnut Clovis.
— Voyez-vous, poursuivit Septimus, Je me fais pas mal d’argent avec ça. Je ne pourrais pas soutenir mon train de vie avec ce que je touche en tant que rédacteur du Cathedral Monthly.
Clovis était encore plus stupéfait que Septimus ne l’avait été un peu plus tôt dans la conversation, mais il était plus habile à masquer sa surprise.
— Vous voulez-vous dire que vous gagnez de l’argent avec – Florrie? demanda-t-il.
— Pas avec Florrie, pas encore, dit Septimus; en fait, je ne crains pas de dire que je vais avoir pas mal de difficultés avec Florrie. Mais il y en a beaucoup d'autres.
Clovis en laissa tomber sa cigarette.
— Voilà qui est très intéressant, dit-il avec lenteur.
Puis, les paroles suivantes de Septimus Brope l’éclairèrent.
— Il en y a des tas d'autres, par exemple:
«Ô
Cora, sur le rose corail de tes lèvres,
Laisse-moi déposer cet amour qui m’enfièvre.»
Ça a été un de mes premiers succès, et ça me rapporte encore des droits d’auteur. Et puis il y a – «Esmeralda, espère en moi!» et «Teresa, m’amie que j’adore, ô mon mimosa d’or,» ces deux-là ont été assez populaires.
Puis, piquant un fard, Septimus poursuivit:
— Et il y a un assez redoutable, qui m'a apporté plus d’argent que tous les autres:
«Espiègle
et délurée Lucie
Tu
ne cesses de m’étonner
Avec
le coquin retroussis
de ton si charmant petit nez.»
Bien sûr, il y en des tonnes que je déteste; en fait, sous leur influence, je ne suis pas loin de tourner au misanthrope, mais je ne peux pas me permettre de négliger l'aspect financier de la chose. Et en même temps, vous devez bien comprendre que mon autorité en architecture religieuse et sur les questions liturgiques serait affaiblie, sinon tout à fait ruinée, si le bruit venait à se répandre que je suis l'auteur de «Cora aux lèvres de corail» et de tout le reste.
Clovis s’était suffisamment remis pour demander sur un ton affable, quoique quelque peu hésitant, quel était le problème particulier avec «Florrie.»
— Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à lui donner une forme lyrique, dit Septimus avec mélancolie. Voyez-vous, il faut tourner ça sur un mode sentimental, avec pas mal d’eau de rose, des rimes faciles à retenir, et une certaine dose de vécu ou de prédictions. C’est que ça doit leur rappeler une kyrielle de triomphes passés, ou bien leur annoncer un avenir bourré de bonheur avec elle. Par exemple, il y a:
«Séduisante
Mavis aux excellents conseils,
Oui, je me rangerai toujours à tes avis,
Et tout l'argent que j’épargnerai
sur ma paye
Sera pour toi ma douce, ô ma belle Mavis[61].
Ça allait avec un air de valse on ne peut plus gnangnan et écœurant, et pendant des mois on n’a rien chanté ni fredonné d’autre dans tout Blackpool et autres quartiers populaires.
Clovis éprouvait quelque peine à garder son sang-froid.
— S'il vous plaît, pardonnez-moi, balbutia-t-il, mais j’ai du mal à avaler tout ça, quand je pense à la redoutable solennité de cet article que vous nous avez aimablement lu hier au soir, sur les rapports entre l'Église Copte et les origines du culte chrétien.
Septimus grogna.
— Vous voyez bien ce qui arriverait, dit-il; dès que les gens apprendraient que je suis l'auteur de ces lamentables billevesées sentimentales, ils perdraient tout respect pour les travaux sérieux de ma vie. J'ose dire que j’en sais davantage que n’importe quelle personne vivante sur les ex-voto; en fait, j’espère publier un jour une monographie sur ce sujet, mais je serais montré du doigt partout comme l'homme dont les chansonnettes ont fait le succès des Minstrels Shows[62] de toute la côte de notre patrie insulaire. Ne soyez pas étonné que Florrie me sorte positivement par les yeux depuis le temps que je m’escrime à la napper de rhapsodies sirupeuses.
— Pourquoi ne pas laisser libre cours à vos émotions, et être franchement offensant? Un refrain outrageant aurait le succès instantané d’une nouveauté, pour peu que vous vous abandonniez suffisamment à votre franc-parler.
— Je n’avais jamais pensé à ça, dit Septimus, et je crains d’avoir du mal à rompre l'habitude d’une adulation excessive en changeant de style du jour au lendemain.
— Vous n’aurez pas besoin de changer votre style, dit Clovis; inversez simplement les sentiments tout en préservant l’ineptie de la phraséologie. Si vous vous occupez des couplets, je me charge du refrain, qui est, je crois, le plus important. Pour cinquante pour cent des droits d’auteur, je garderai le silence sur votre coupable secret. Aux yeux du monde, vous resterez l'homme qui a consacré sa vie à l'étude des transepts et du rituel byzantin; parfois, cependant, pendant les longues soirées d'hiver, en écoutant les hurlements lugubre du vent dans la cheminée et le fracas de la pluie contre les fenêtres, je penserai à vous comme à l’auteur de «Cora aux les lèvres de corail.» Bien sûr, si par pure gratitude envers mon silence vous souhaitiez m’inviter pour un séjour bien mérité sur l'Adriatique ou dans n’importe quel autre endroit tout aussi intéressant, tous frais payés, il ne me viendrait pas à l’idée de refuser.
Un peu plus tard dans l'après-midi, Clovis trouva sa tante et Mrs. Riversedge se livrant à d’aimables activités dans le jardin d’agrément.
— J'ai parlé à Mr. Brope à propos de F., annonça-t-il.
— C’est merveilleux de votre part! Qu'est-ce qu'il dit? s’exclamèrent en chœur les deux dames.
— Il s’est montré tout à fait franc et direct avec moi quand il a compris que j’avais éventé son secret, dit Clovis. Il semble bien que ses intentions étaient tout ce qu’il y a de sérieux, bien que quelque peu inconvenantes. J'ai essayé de lui démontrer l'impraticabilité de ses visées. Il a dit qu'il avait besoin d’être compris, et que Florinda, à son avis, pourrait répondre avec bonheur à cette exigence. Mais je lui ai fait observer qu'il y avait sans doute des dizaines de jeunes anglaises bien élevées et au cœur pur qui seraient à même de le comprendre, alors que Florinda était la seule personne au monde à pouvoir appréhender les cheveux de ma tante. Cela sembla le faire réfléchir, car il n’est pas foncièrement une brute égoïste, si vous le prenez par le bon biais; et quand j’ai fait appel aux souvenirs de son enfance heureuse passée au milieu des prairies fleuries de marguerites de Leighton Buzzard (je suppose que les marguerites poussent bien par là-bas), il en a été évidemment ébranlé. Quoi qu'il en soit, il m'a donné sa parole qu'il se sortirait complètement Florinda de l’esprit, et que la meilleure façon de se changer les idées serait de partir pour un bref séjour à l’étranger. Je vais l’accompagner jusqu’à Raguse. Si ma tante désire m’offrir une très belle épingle de cravate (que je choisirai moi-même) en remerciement du service considérable que je lui rends, je ne saurais lui refuser. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut s’habiller n’importe comment sous prétexte qu’on est à l’étranger.
Quelques semaines plus tard, à Blackpool et dans tous les endroits où l’on chante, le refrain suivant faisait fureur:
«Comment
vous dire à quel point je m’ennuie, Florrie,
Dans
le vide pourtant si bleu de vos grands yeux?
Je
sens que vous seriez sans doute fort marrie,
Si
je vous conduisais jusqu’à l’autel de Dieu.
Ce
n’est pas que je sois mauvais bougre, Florrie,
Mais
c’est la vérité, je vous en fait serment,
Et
ce serait droit à votre perte, Florrie,
Que
je vous mènerais en vous y conduisant.»
("Ministers of Grace")
Bien qu’à peine sorti de l'adolescence, le duc de Scaw était déjà reconnu comme une personnalité qui se démarquait radicalement des autres membres de sa caste et de son époque. Non quant à l’apparence, car de ce point de vue, il se conformait exactement à sa classe. Une légère fragrance rappelant Houbigant[63] parfumait ses cheveux, et à l'autre extrémité, ses souliers exhalaient juste ce qu’il fallait d’effluves de sellerie; ses chaussettes forçaient l'attention sans nuire au respect qu’on lui portait; et son attitude au repos rappelait un peu celle de la Mère de Whistler[64], qui sied si bien à la véritable jeunesse. Le problème était interne, si on peut appeler problème ce qui le différenciait de ses semblables. Le duc était pieux. Non pas au sens ordinaire du terme; il tenait peu compte de la Haute Église ou du point de vue des Évangélistes. Insensible et indifférent, il se tenait à l’écart de toutes les mouvances, des missions, des cultes et des croisades du jour. Pourtant, à sa manière – sa pratique personnelle du mysticisme lui avait fait traverser, indemne et inébranlable, les inconstantes années de son enfance – il était intensément et passionnément pieux. Sa famille en était naturellement – bien que discrètement – consternée. «J’ai tellement peur que ça n’affecte son jeu au bridge», disait sa mère.
Assis sur une chaise à un penny à St. James Park, le duc écoutait les aperçus pessimistes de Belturbet, qui examinait l’actualité politique d’un point de vue critique des plus sombres.
— Là où je pense que vous autres, tâcherons de la politique, êtes à côté de la plaque, dit le duc, c’est dans l’inanité vos efforts. Vous dépensez des milliers de livres, et Dieu sait quelle force, quel dynamisme, quelle puissance intellectuelle et quelle énergie personnelle à essayer d'élire ou de supplanter un tel ou untel, alors que vous pourriez atteindre vos buts beaucoup plus simplement en utilisant les hommes comme ils se présentent. S’ils ne conviennent pas à votre but tels qu’ils sont, alors changez-les en quelque chose de plus satisfaisant.
— Est-ce que vous faites allusion à la suggestion hypnotique? demanda Belturbet, avec l'air de quelqu’un qui prend les choses à la légère.
— Rien de ce genre. Est-ce que vous savez ce que je veux dire le verbe Koepenicker[65]? Ça veut dire, remplacer une autorité par une fausse imitation qui développe exactement la même puissance que l’original; l'avantage, bien sûr, c’est que la réplique Koepenick n’en fait qu’à votre guise, alors que l'original n’agit que selon ce qui semble juste à ses propres yeux.
— Je suppose que tout homme public a un double, sinon deux ou trois, dit Belturbet; mais ce serait une tâche plutôt ardue d’en Koepenicker tout un tas et de garder les originaux hors circuit.
— Il y a eu des cas de koepenickage très réussis dans l’histoire européenne, dit le duc rêveusement.
— Oh, bien sûr, il y a eu les Faux Dimitri[66] et Perkin Warbeck[67] qui se sont imposés au monde pendant un certain temps, admit Belturbet, mais ils représentaient des gens morts ou définitivement en dehors de la course. C’était relativement facile. Par exemple, ça serait, et de loin, beaucoup plus aisé de se faire passer pour un mort comme Hannibal que pour un vivant comme Haldane[68].
— Je pensais, dit le duc, au cas le plus célèbre d’entre eux, l'ange qui koepenicka le roi Robert de Sicile[69] avec des résultats si brillants. Imaginez un peu quel serait l’avantage pour Quinston et Lord Hugo Sizzle, par exemple, d'avoir des anges substitutifs, pour user d’un terme très laid, mais pratique. La machine parlementaire pourrait tourner plus rond qu'à l’heure actuelle!
— Ne soyez pas ridicule, dit Belturbet; les anges n’existent pas au jour d’aujourd’hui, ou du moins, pas comme ça, alors, à quoi ça sert d’en faire état dans un débat sérieux? C’est tout simplement stupide.
— Continuez à me parlez comme ça, et je vais le faire, dit le duc.
— Faire quoi? demanda Belturbet.
Il y avait des moments où les étranges remarques de son jeune ami ne laissaient pas de l'effrayer.
— Je vais en appeler aux forces angéliques pour qu’elles prennent la place de certaines des personnalités les plus embarrassantes de notre vie publique, et je vais envoyer les originaux évincés prendre une retraite temporaire dans des centres d’accueil pour animaux. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir les connaissances ou la puissance nécessaires pour réaliser une chose pareille –
— Oh, arrêtez avec ce verbiage insane, dit Belturbet avec colère; ça commence à devenir lassant. D’ailleurs, voici venir Quinston.
En effet, le long de l’allée presque déserte, s’approchait la figure bien connue d'un jeune Ministre du Cabinet, dont la personnalité présentait un curieux mélange de considération publique et d’impopularité.
— Dépêchez-vous,
mon cher, dit le jeune duc au Ministre, qui lui avait fait un signe
de tête condescendant.
Puis il ajouta, provocateur:
— Votre temps est compté; les masses abêties vous auront bientôt jeté au rebut dans la corbeille à papier du monde.
— Minable petit foutriquet, dit le Ministre, interrompant un instant sa marche et martelant spasmodiquement ses paroles; qui va nous balayer? Je voudrais bien le savoir! La majorité est de notre côté, tout comme le pouvoir et le talent administratif. Aucune puissance sur la terre ou dans le ciel ne nous évincera de notre place tant que nous n’aurons pas décidé de la quitter. Aucune puissance sur la terre ou –
Les yeux exorbités, Belturbet vit un vide soudain là où, un instant auparavant, s’était tenu un Ministre du Cabinet; un vide souligné plutôt que comblé par la présence d’un moineau à l’air complètement abasourdi qui sautilla un moment d'une manière hébétée avant de se mettre à piailler avec véhémence en signe de protestation.
— Si nous pouvions comprendre le langage des piafs, dit le duc sereinement, je crois que nous entendrions quelque chose d’infiniment pire que «minable petit foutriquet.»
— Mais bon Dieu, Eugène[70], dit Belturbet d’une voix rauque, où est-il passé – Mais, dites donc, le revoilà! Comment diable se retrouve-t-il là?
Et, d’un doigt tremblant, il montrait une silhouette qui, s’approchant de nouveau sur l’allée déserte, ressemblait à celle du Ministre disparu.
Le duc éclata de rire.
— Selon toute apparence, il s’agit bien de Quinston, dit-il tranquillement, mais il me semble qu’en y regardant de plus près, vous découvrirez qu’il s’agit d’une doublure angélique de l'article réel.
L'Ange-Quinston les salua d’un sourire amical.
— Vous avez l’air bigrement contents d’être assis là, tous les deux! dit-il d’un ton mélancolique.
— Ne me dites pas que vous souhaiteriez changer de place avec de pauvres quidams tels que nous, répondit le duc.
— Vous ne croyez pas si bien dire! dit l'Ange avec modestie. Il me faut courir derrière les roues de la popularité, comme un chien derrière une voiture, à respirer la poussière et à m’efforcer d’avoir l’air d’être la partie la plus importante de la machine. Je dois parfois passer pour un parfait imbécile à vos yeux de badauds.
— En tant qu’ange, je vous trouve parfait, dit le duc.
L'Ange-qui-avait-été-Quinston t passa son chemin en souriant, poursuivi sur toute la largeur de Horse Guards Parade[71] par un agaçant petit moineau qui s’acharnait sans répit sur lui comme une furie.
— Ce n’est là que le début, dit le duc avec suffisance; je me suis débrouillé pour que ça puisse marcher avec n’importe lequel d’entre eux, quel que soit son parti.
Belturbet n’avait rien de sensé à répondre; il était occupé à se tâter le pouls. L’attention du duc fut attirée par un cygne noir qui nageait, son long cou raidi dans une attitude hautaine, au milieu des poules d’eau dont la piétaille parsemait le bassin ornemental. Malgré toute la fierté de son maintien, quelque chose l’avait à l’évidence froissé et agacé; à sa manière, il semblait aussi en colère et ahuri que le moineau l’avait été.
À ce moment, un personnage arriva le long de l’allée. Belturbet leva les yeux non sans appréhension.
— Kedzon, murmura-t-il brièvement.
— Un Ange-Kedzon, si je ne me trompe pas, dit le duc. Regardez, c’est avec amabilité qu’il s’adresse à un être humain. C’est un signe qui ne trompe pas.
Une espèce de bon à rien misérablement accoutré avait accosté l'homme qui avait été vice-roi dans le splendide Orient, et dont la physionomie reflétait encore un peu de la dignité glaciale des sommets enneigés de l’Himalaya.
— Vous pourriez pas me dire, m’sieur, si ces oiseaux blancs, là, c’est des cigoignes ou des zalbatrosses? J'ai eu comme qui dirait une discussion –
La dignité glaciale se réchauffa jusqu’à une affable gentillesse.
— Ce sont des pélicans, mon cher monsieur. Vous vous intéressez aux oiseaux? Si vous voulez vous joindre à moi pour prendre un petit pain et un verre de lait dans cette buvette, là-bas, je pourrais vous dire des choses intéressantes sur les oiseaux indiens. Dites donc! Voilà deux mainates, par exemple –
Les deux hommes disparurent en direction de la buvette en bavardant avec volubilité, suivis de l’autre côté de la clôture par le cygne noir, dont l’humeur semblait avoir atteint les limites d’une indicible rage.
Belturbet regarda, bouche bée, le couple qui s’en allait, puis reporta son attention sur le cygne furieux. Puis il se retourna avec un air de compréhension effarée vers son jeune ami qui se prélassait avec nonchalance dans son fauteuil. Il n'y avait plus le moindre doute sur ce qui se passait. Le «verbiage insane» avait fait place à de terrifiants passages à l’acte.
— Je pense qu’un bon Prairie Oyster[72] sur un brandy-soda bien tassé pourrait sauver ma raison, dit Belturbet d’une voix faible en boitillant vers son club.
Ce ne fut que tard dans la journée que ses nerfs se calmèrent suffisamment pour lui permettre de jeter un coup d’œil sur les journaux du soir. Le compte-rendu des débats parlementaires était d’une lecture édifiante et confirmait les craintes dont il avait essayé de se débarrasser. Mr. Ap Dave, le chancelier, dont la joyeuse propension à la controverse lui attiraient les faveurs de ses partisans et, politiquement parlant, l’acrimonie de ses adversaires, avait bondi de son siège en se répandant en excuses injustifiées pour avoir fait, dans un récent discours, allusion à certains contribuables rétifs en les qualifiant de «planqués.» Après mûre réflexion, il avait compris que, selon toute probabilité, c’était en toute bonne foi qu’ils se montraient incapables d’appréhender certaines subtilités juridiques de la nouvelle loi de finances. La Chambre se remettait à peine de ce choc lorsque Lord Hugo Sizzle provoqua une nouvelle vague de stupéfaction en dérogeant à son habitude de se livrer à une franche appréciation de l'équité, de la loyauté et de la droiture, non seulement du Chancelier, mais de tous les membres du Cabinet. Un bel esprit avait gravement suggéré qu’on ajournât la séance, eu égard aux circonstances imprévues qui avaient surgi.
Belturbet parcourut anxieusement une autre rubrique imprimée immédiatement sous le compte-rendu des débats: «Un chat sauvage à bout de forces découvert dans la cour du Palais.»
— Maintenant, se dit-il, je me demande lequel d’entre eux –
C’est alors que lui vint une idée épouvantable.
— Une supposition qu’il les mette tous dans la même bestiole!
Il s’empressa de commander un autre Prairie Oyster.
À son club, Belturbet était connu comme un buveur des plus modérés; ce jour-là, sa consommation de stimulants alcooliques suscita de nombreux commentaires.
Les événements des jours suivants déconcertèrent vivement le grand public; pour Belturbet, qui savait à peu près de quoi il retournait, la situation était lourde d’alarmes répétées. Le vieux dicton selon lequel, en politique, c’est toujours l’inattendu qui se produit, reçut une justification qui lui avait jusqu’à présent quelque peu fait défaut, et l'épidémie de saisissantes métamorphoses qui se répandait parmi les personnalités ne resta pas uniquement confinée au domaine de l’actualité politique. Un éminent magnat du chocolat, Sadbury, dont l’antipathie pour le turf et tout ce qui y avait trait était de notoriété publique, avait naturellement été remplacé par un Ange-Sadbury, qui stupéfia le public en se révélant comme propriétaire d’une écurie de course, ce qu’il justifia en arguant de sa conviction longuement mûrie que le sport, après tout, permettait à un grand nombre de personnes issues de toutes les couches sociales de bénéficier de sains loisirs de plein air, outre qu’il encourageait l'importante industrie de l’élevage des chevaux. Ses couleurs, chocolat et cercles crème pailletées d’étoiles roses, étaient en passe de devenir aussi populaires que n’importe lesquelles sur les champs de course. En même temps, afin de rendre effective sa condamnation des maux résultant de la propagation de l'habitude des paris dans les classes salariées, lesquelles vivaient la plupart du temps au jour le jour, il supprima les nouvelles hippiques et les rubriques de pronostics dans le journal populaire du soir qu’il contrôlait. Son action reçut immédiatement la reconnaissance et le soutien de l'Ange-propriétaire de l’Evening Views, son principal rival parmi les quotidiens du soir à deux sous, qui décréta un interdit similaire sur les nouvelles concernant les paris, de sorte qu’en peu de temps, la presse du soir fut expurgée de toute information sur les cotes et les gagnants probables. La conséquence immédiate fut une chute considérable du tirage de tous ces journaux, accompagnée, bien entendu, d’un effondrement des investissements publicitaires, alors qu'une flopée de journaux spécialisés vit le jour pour combler le vide qui venait d’être créé. Sous leur influence, l'habitude des paris se propagea encore plus largement qu'auparavant. Le duc n’avait peut-être pas prévu qu’il était vain de koepenicker les dirigeants de la nation par des anges bien intentionnés, si on laissait les masses populaires dans leur état initial.
Une autre sensationnelle perturbation fut causée dans la presse mondiale par le rapprochement soudain et spectaculaire entre l'Ange-Editeur du Scrutator et celui de l’Anglian Review, qui non seulement cessèrent de critiquer et de dénigrer le ton et de la politique de la revue concurrente, mais se mirent d’accord pour échanger leurs rédacteurs en chefs à tour de rôle. Là encore, le soutien du public n’alla pas du côté des anges; les lecteurs assidus du Scrutator se plaignaient amèrement de la nourriture riche en viandes dont on les gavait par à-coups à la place du régime quasiment végétarien auquel ils s’étaient habitués; même ceux qui, intellectuellement, n’avaient rien contre un régime carné occasionnel se trouvèrent à juste titre ennuyés d’en être gavés dans les pages du Scrutator. Être du jour au lendemain confronté à une salade de hareng épicée quand on s'était trouvé en harmonie avec le thé et le pain grillé, ou découvrir une portion de pâté de foie[73] richement truffé dissimulée dans une coupe supposée contenir du pain et du lait, serait une expérience susceptible de bouleverser la sérénité du plus placide des mortels. Un tollé tout aussi véhément vint des abonnés de l’Anglian Review qui protestèrent qu’on leur avait servi un prix littéraire dont même un jeune de seize ans n’eût pas voulu se repaître en secret. Si l’on peut dire, ils se plaignaient de la puérilité d’une littérature dont la lecture était aussi éminemment inoffensive que celle du Riot Act[74] l’eût été sur une île déserte. Les deux magazines virent sérieusement baisser leur tirage et leur influence. La paix, comme la guerre, apporte son lot de dévastations.
Les épouses des hommes publics concernés constituaient un autre élément d’embarras que le jeune duc avait presque entièrement négligé dans ses calculs. Il est suffisamment embarrassant de se tenir au courant des possibles revirements et des volte-face d'un mari humain, qui, selon sa force ou sa faiblesse de caractère, peut sauter par-dessus les barrières qui divisent les partis ou louvoyer entre elles; c’est pour cette raison qu’un politicien clément se marie généralement sur le tard, quand il a définitivement choisi dans quel camp il souhaite que son épouse se rende socialement utile. Mais ces tâtonnements ne sont rien au regard de la stupéfaction provoquée par les Anges-maris qui, dans certains cas, semblaient changer du tout au tout leur vision de la vie dans l’intervalle compris entre le petit déjeuner et le dîner, sans qu’on s’y attende ou sans crier gare, et apparemment sans éprouver le moindre besoin de s’expliquer après coup. La paix temporaire qui planait sur le Parlement n’était nullement reproduite dans la vie privée des hommes d’État et des politiciens. On avait souvent et abondamment dit de Mrs. Exe qu'elle avait une patience d'ange; les rôles étaient à présent inversés, ce qui lui donnait l’occasion de découvrir sans le vouloir que la capacité de se comporter de manière exaspérante n’était pas complètement du même côté.
Et puis, au cours de la présentation du Budget de la Marine, la paix parlementaire fut soudain rompue par la vieille querelle entre les Ministres et l'Opposition au sujet de la pertinence du programme naval du Gouvernement. L'Ange-Quinston et l'Ange-Hugo-Sizzle parvinrent à épargner aux débats les piques personnelles, mais une sensation énorme fut créée lorsque l'élégant et indolent Halfan Halfour menaça d’embaucher un demi-millier de costauds pour mettre la Chambre à sac si le budget n’était pas immédiatement révisé sur une base de deux cents pour cent. Ce fut une scène mémorable quand il se leva de son siège pour répondre aux vociférations scandalisées de ses adversaires, et tonna, «Messieurs, je me glorifie du nom d'Apache.»
C’est en vain que Belturbet avait plusieurs fois essayé de téléphoner à son jeune ami depuis ce matin fatidique à Saint-James Park. Un après-midi, il le trouva à son club, plus calme, net et imperturbable que jamais.
— Dites-donc, en quoi est-ce que vous avez changé Cocksley Coxon? demanda anxieusement Belturbet, faisant référence à l’un des piliers de l’hétérodoxie de l'Église anglicane. Figurez-vous qu'il croit aux anges, et que s'il trouve un ange en train de prêcher des sermons orthodoxes dans sa propre chaire, alors qu'il a lui-même été transformé en fox-terrier, il va développer la rage en moins de deux.
— Il me semble bien que c’était en fox-terrier, dit le duc paresseusement.
Belturbet grogna sourdement, et s’effondra sur une chaise.
— Dites voir, Eugène, murmura-t-il de sa voix rauque, après avoir regardé autour de lui pour voir si personne n’était à portée de voix, il vous faut arrêter ça. Consol saute partout comme un cabri, et le discours de Halfour hier soir à la Chambre a tout simplement mis tout le monde à cran. Et voilà que par-dessus le marché, Thistlebery –
— Qu'est-ce qu’on en a dit? demanda vivement le duc.
— Rien. C'est justement ça qui est si troublant. Dans la conjoncture, chacun pensait qu'il était tout simplement inévitable qu’il nous ponde un discours historique, et je viens de voir sur la bande du téléscripteur qu’il n’a voulu participer à aucune réunion jusqu’à présent, sous prétexte que son opinion valait plus que tous les beaux discours.
Le jeune duc ne dit rien, mais ses yeux brillaient d’une tranquille jubilation.
— Thistlebery est tellement différent, continua Belturbet.
Puis il ajouta, soupçonneux:
— Ou au moins, il est tellement différent du véritable Thistlebery –
— Le véritable Thistlebery ne fait que voleter ici et là comme un vanneau qui ne sait que chanter, dit le duc tranquillement; j'attends de grandes choses de l'Ange-Thistlebery.
À ce moment, il y eut une bousculade magnétique des membres vers le foyer, où quelques nouvelles de plus qu’à l’ordinaire sortaient des téléscripteurs.
«Coup d’état[75] dans le Nord. Thistlebery s’empare du Château d’Edimbourg. Menace de guerre civile, à moins que le Gouvernement n’étende son programme naval.»
Dans le tohu-bohu qui suivit, Belturbet perdit de vue son jeune ami. Il consacra la plus grande partie de l'après-midi à le rechercher dans tous les endroits possibles, aiguillonné par les placards sensationnels que les journaux du soir diffusaient dans tout le West End. «Le général Baden-Baden mobilise les Boy-Scouts. On craint un autre coup d’état. Le château de Windsor est-il sûr?» Ce dernier placard fut suivi d’un autre à la teneur plus sinistre: «Le Test-match doit-il être reporté?» Cette question angoissante qui montrait au public londonien la véritable gravité de la situation, et incitait les gens à se demander si ce n’était pas payer un prix trop élevé pour les avantages d’un gouvernement de parti. Belturbet, qui courait partout dans l'espoir de trouver le responsable des troubles, avec la vague idée d’être en mesure de le convaincre de ramener les choses à leur humaine normalité, rencontra une de ses connaissances, un gentleman assez âgé qui se trouvait particulièrement concerné par le sujet très sensible de la sécurité des marchés. Ce dernier était pâle d'indignation, et sa pâleur s’accentua encore quand un crieur de journaux hors d’haleine passa en brandissant un placard: «La circonscription du Premier Ministre harcelé par mousse-troopers[76]. Halfour envoie un télégramme d’encouragement aux émeutiers. Letchworth Garden City menace de représailles. Des étrangers se réfugient dans les Ambassades et National Liberal Club.»
— Ceci est l'œuvre du diable! dit-il avec colère.
Belturbet savait bien que c’était autre chose.
Débouchant à toute vitesse de Pall Mall, la camionnette d’un journal venait de s’engager dans le bas de Saint-James’s Street. Elle fut encerclée par une nuée de gens qui parlaient avec enthousiasme, et pour la première fois de l’après-midi, Belturbet entendit des exclamations de soulagement et des félicitations.
Un placard affichait cette annonce bienvenue: «Fin de la crise. Le Gouvernement recule. Notable extension du programme naval..»
Il ne semblait plus y avoir urgence à continuer à rechercher le Duc dévoyé, et Belturbet fit demi-tour pour rentrer à travers St. James’s Park. Son esprit, à l’écoute de tout le tumulte de l'après-midi, prit vaguement conscience qu’une excitation de nature différente grandissait autour de lui. Malgré le ramdam politique qui régnait dans les rues, une foule considérable s’était amassée pour assister à la tragédie qui se déroulait sur la berge du bassin d’ornement. Un grand cygne noir, qui avait récemment manifesté les signes d’une humeur brutale et dangereuse, avait brusquement attaqué un jeune homme qui se promenait sur la rive et l’avait entraîné sous la surface de l’eau, où il l’avait noyé avant que quiconque pût venir le secourir. Au moment où Belturbet arriva sur les lieux, plusieurs gardiens du parc étaient occupés à hisser le cadavre dans une barque. Belturbet se pencha pour ramasser un chapeau qui se trouvait à proximité de la scène. C’était un élégant chapeau mou, dont le feutre fleurait légèrement le Houbigant.
Ce ne fut qu’au bout d’un mois que Belturbet fut suffisamment remis de sa crise de prostration nerveuse pour s’intéresser de nouveau à ce qui se passait dans le monde politique. La session parlementaire battait son plein, et des élections générales étaient imminentes. Il fit venir une pile de journaux du matin et parcourut rapidement les discours du Chancelier, de Quinston, et d’autres dirigeants ministériels, ainsi que ceux des principaux ténors de l’opposition, puis se laissa retomber dans son fauteuil avec un soupir de soulagement. À l’évidence, le sortilège avait cessé d'agir après la tragédie qui avait frappé son instigateur. On ne trouvait trace d'ange nulle part.
(The Remoulding of Groby Lington)
«Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es[77]«.
Dans le petit salon de la maison de sa belle-sœur, Groby Lington s’agitait en comptant les minutes avec l’impatience mesurée de l’âge mûr. Il s’en fallait encore d’un quart d’heure avant qu’il soit temps de faire ses adieux et de se mettre en route à travers le village en direction de la gare, escorté par une sélection de neveux et de nièces. En homme jovial et de bonne composition, il était théoriquement enchanté de rendre des visites périodiques à l'épouse de feu son frère William et à ses enfants; dans la pratique, il préférait cent fois le confort et la solitude de sa propre maison et de son jardin, en compagnie de ses livres et de son perroquet, à ces incursions plutôt dénuées de sens et ennuyeuses dans un cercle familial avec lequel il n’avait que peu de choses en commun. Ce n’était pas tant l'aiguillon de sa propre conscience qui le poussait à ce court voyage occasionnel en chemin de fer pour rendre visite à ses parents; il s’agissait plutôt de faire, par procuration en quelque sorte, une concession soumise à celle, plus insistante, de son frère, le colonel John, qui ne manquait jamais de l'accuser de négliger la famille du pauvre William. Ordinairement, Groby oubliait ou ignorait l'existence de ses parents proches jusqu'au moment où, sous la menace d’une visite du colonel, il redressait la barre grâce à un hâtif pèlerinage de quelques miles pour renouer avec les jeunes et manifester un intérêt chaleureux – quoique un tant soit peu forcé – pour le bien-être de sa belle-sœur. En cette occasion, il avait joué si serré entre le moment de son pèlerinage expiatoire et la visite du colonel John, qu'il serait tout juste rentré à l’arrivée de ce dernier. Quoi qu'il en soit, c’était fait, et Groby avait bien six ou sept mois devant lui avant de devoir à nouveau sacrifier son confort et ses penchants sur l'autel de la sociabilité familiale. De sorte qu’il était enclin à manifester une franche gaité alors qu’il sautillait à travers la pièce comme un oiseau qui eût piqué du bec d’abord un objet, puis un autre, soumettant chacun d’eux à un bref examen de son œil acéré.
Mais son heureuse nonchalance fit bientôt place à une attitude d'attention contrariée. Dans un album de dessins et de caricatures qui appartenait à l’un de ses neveux, il était tombé sur un croquis aussi habile que sans concession qui le représentait avec son perroquet, tous deux se considérant mutuellement dans des postures d’une gravité et d’une solennité ridicules, et montrant une ressemblance que l’artiste avait fait de son mieux pour accentuer. Passée la première vague de contrariété, Groby rit de bon cœur et reconnut l'habileté du croquis. Puis le sentiment de mécontentement reprit le dessus, dirigé non pas contre le caricaturiste dont la plume avait concrétisé l'idée, mais contre la possible vérité que cette idée exprimait. Était-il vrai qu’avec le temps, les gens devenaient de plus en plus semblables à leurs animaux de compagnie, et allait-il, à son insu, ressembler de plus en plus à l'oiseau comiquement pompeux qui était son compagnon de tous les jours? Groby resta exceptionnellement silencieux en se dirigeant vers la gare avec son escorte bavarde de neveux et de nièces, et pendant le court voyage en chemin de fer, son esprit fut de plus en plus envahi par l’intime conviction qu'il s’était petit à petit installé dans une existence de perroquet. Après tout, à quoi occupait-il son traintrain quotidien, sinon à aller et venir, tantôt picorant, tantôt se perchant, de son jardin à ses arbres fruitiers, du fauteuil d’osier de sa pelouse au coin du feu dans sa bibliothèque? Et quel était, au total, la teneur de ses conversations avec les voisins qu’il rencontrait occasionnellement? «Une sacrée belle journée de printemps, pas vrai?» «On dirait bien que nous allons avoir un peu de pluie.» «Heureux de vous voir rétabli, vous devriez prendre soin de vous.» «Comment les jeunes gens vont-ils s’en tirer, hein?» Des kyrielles de remarques aussi rebattues que superficielles lui venaient à l'esprit, des remarques aussi creuses que les paroles d’un perroquet et qui n’avaient rien d’un échange intellectuel entre esprits humains. Autant saluer ses connaissances avec des «Mon joli Polly à moi. Petit, petit, Crra-crra-crra!» Groby se mit à fulminer contre cette image de volaille absurdement emplumée de lui-même que le croquis de son neveu n’avait d’abord fait que suggérer, et que sa propre imagination, accusatrice, étoffait de ces détails peu flatteurs.
— Je m’en vais me débarrasser de ce volatile, dit-il avec amertume.
Mais, en même temps, il savait bien qu'il ne ferait jamais une chose pareille. Ça aurait paru tellement absurde après l’avoir gardé pendant toutes ces années et avoir tant fait pour lui, d’essayer du jour au lendemain de lui trouver un autre foyer.
— Mon frère est-il arrivé? demanda-t-il au garçon d’écurie venu à sa rencontre avec le cabriolet.
— Oui, M’sieur, l’est arrivé sur el’ coup d’ deux heures et d’mie. Y’a vot’ perroquet qu’il est mort.
Le garçon avait annoncé cette nouvelle avec la délectation qu’éprouvent les gens de sa classe à proclamer une catastrophe.
— Mon perroquet est mort? dit Groby. Et de quoi?
— L’ truc[78], dit brièvement le garçon.
— Le truc? s’enquit Groby. Quel truc?
— Le chose, là, que l’ colonel, il lui a r’filé, répondit-il de manière plutôt inquiétante.
— Vous voulez-vous dire mon frère est malade? demanda Groby. Il est contagieux?
— Le Colonel, il va aussi bien comme d’habitude, dit le garçon.
Et comme aucune autre explication n’était en vue, Groby se le tint pour dit jusqu’à la maison. Son frère l'attendait à la porte du hall.
— On t’a mis au parfum pour le perroquet? demanda-t-il tout de suite. Sur mon âme, je suis affreusement désolé. À peine il voit le singe que j'avais apporté pour te faire une surprise, voilà qu’il se met à brailler «Soooorrrrtez! M’sieur!» et voilà ce sacré singe qui lui saute sur le râble, qu’il te le prend par le colback et te le fait tourner pareil qu’une crécelle. Il était aussi mort qu’un mouton quand je l’ai sorti des pattes du petit diable. M’avait toujours semblé que les singes étaient des bestioles plutôt sympathiques; j’aurais jamais cru qu’ils puissent voir rouge comme ça. Sais pas comment te dire comme je me sens désolé, et maintenant bien sûr, tu pourras même plus voir le singe en peinture.
— Pas du tout, dit sincèrement Groby.
Quelques heures plus tôt, la fin tragique dont avait été victime son perroquet lui fût apparue comme une calamité; à présent, cela arrivait presque comme une délicate attention de la part du Destin.
— L'oiseau se faisait vieux, tu sais, poursuivit-il, pour expliquer son manque évident de tout regret décent à la perte de son animal de compagnie. Je commençais vraiment à me demander si c’était vraiment charitable de le laisser vivre jusqu'à ce qu'il meure de vieillesse. Mais, quel charmant petit singe!
On venait de faire entrer le coupable. Le nouveau venu était un petit singe de l'hémisphère occidental. Il avait une longue queue, des manières douces, à la fois timides et confiantes, qui ravirent instantanément la confiance de Groby; un spécialiste du tempérament simiesque aurait pu voir, dans certain petit reflet rouge qui clignotait dans ses yeux, le signe de l’humeur sous-jacente que le perroquet avait provoquée de manière si inconsidérée et avec des conséquences dramatiques pour lui-même. Les domestiques, qui en étaient arrivés à considérer l'oiseau disparu comme un membre de la maisonnée à part entière – un membre qui leur donnait vraiment peu de tintouin – furent scandalisés de trouver son prédateur assoiffé de sang installé à sa place avec tous les honneurs d’un animal de compagnie.
«Ce diable de macaque, c’est pas comme ce pauv’ Polly, l’a pas pour deux sous de conversation,» tel fut le verdict défavorable de l’office.
.....
Un dimanche matin, à l’église paroissiale, quelque chose comme douze ou quatorze mois après la visite du colonel John et la tragédie du perroquet, Miss Wepley était assise bien convenablement sur son banc, juste devant celui de Groby Lington. Elle était, comparativement à d’autres, nouvelle venue dans le voisinage, et ne connaissait pas personnellement le fidèle assis derrière elle, mais pendant les deux dernières années, l’office du dimanche matin avait régulièrement permis à chacun d’eux de pénétrer la sphère de conscience de l’autre. Sans y avoir été particulièrement attentive, elle aurait sans doute pu donner un aperçu correct de la façon dont il prononçait certains répons, alors que lui était parfaitement conscient de ce fait insignifiant qu’en plus de son missel et de son mouchoir, une petite boîte de pastilles pour la gorge était toujours posée sur le banc à côté d’elle. Miss Wepley avait rarement recours à ses pastilles, mais au cas où elle serait prise d’une quinte de toux, elle voulait avoir tout prévu. Ce dimanche-là, les pastilles furent la cause d’une diversion inhabituelle dans le cours même de ses dévotions, beaucoup plus inquiétante pour elle que ne l’eût été une quinte de toux prolongée. Comme elle se levait pour mêler sa voix au premier hymne, elle crut voir la main de son voisin, qui se trouvait seul sur le banc derrière elle, faire un geste furtif en direction de la boîte; se retournant brusquement, elle s’aperçut que, si que la boîte avait effectivement disparu, Mr. Lington était en apparence dévotement plongé dans son recueil de cantiques. Nul regard interrogatif de la part de la dame spoliée n’eût pu lui faire monter au visage la moindre nuance de culpabilité consciente.
— Le pire était encore à venir, ainsi qu’elle le fit observer par la suite à un public scandalisé d’amis et de connaissances. Figurez-vous que je venais de m’agenouiller pour prier, quand une pastille, une de mes pastilles, m’arriva jusque sous le nez comme une fusée. Je me suis retournée pour voir d’où ça venait, mais Mr. Lington avait les yeux fermés et ses lèvres remuaient comme s’il récitait une prière. J’avais à peine repris mes dévotions qu’une autre pastille était lancée, puis encore une autre. J’ai d’abord fait comme si de rien n’était, puis je me suis brusquement retournée juste au moment où cet homme redoutable s’apprêtait à m’en jeter une autre. Il a tout de suite fait semblant de tourner les pages de son missel, mais je n’ai pas été dupe. Il avait compris qu'il était découvert et plus aucune pilule n’est arrivée. Bien entendu, j’ai changé de banc.
— Aucun gentleman ne se serait comporté d’une manière scandaleuse, dit l’un de ses auditeurs; et pourtant, Mr. Lington est respecté par tout le monde. Il semble avoir agi comme un jeune écolier mal élevé.
— Il s’est comporté comme un singe, dit Miss Wepley.
À la même époque, ce verdict sans complaisance trouva ailleurs d’autres échos. Groby Lington n’avait jamais été spécialement adulé par ses serviteurs personnels, mais il bénéficiait de la bonne opinion qu’ils avaient eue de son perroquet défunt, celle d’une personne joviale et de bonne composition qui ne provoquait aucune difficulté particulière. Ces derniers mois, cependant, cette opinion n’avait guère été celle de sa domesticité. Le flegmatique garçon d’écurie, qui lui avait le premier annoncé la fin tragique de son animal de compagnie à plumes, fut l’un des premiers à exprimer à voix haute ce qu’on pensait tout bas à l’office – où il était devenu l’objet d’une désapprobation endémique et générale – et il avait des motifs de mécontentement assez sérieux. Au plus chaud de l’été, il avait obtenu la permission d’aller se baigner dans une modeste pièce d’eau du verger, et c’est là qu’un après-midi, Groby dirigea ses pas, attiré par de véhémentes imprécations auxquelles se mêlaient les piaillements criards qui servaient de langage à son singe. Il vit son petit domestique dodu, vêtu seulement de son gilet et d’une paire de chaussettes, faire en vain le siège d’un pommier sur une branche basse duquel le quadrumane était assis, retournant distraitement entre ses doigts les autres effets du garçon, qu’il tenait tout juste hors de son atteinte.
— Le chose, il m’a piqué mes habits, gémit le garçon, avec la passion des gens de sa sorte pour expliquer l'évidence.
Même si sa tenue vestimentaire incomplète était assez embarrassante, il salua l'arrivée de Groby avec soulagement, comme la promesse d’un soutien moral et matériel dans ses efforts pour récupérer ses vêtements volés. Le singe avait cessé son piaillement provocateur, sans doute prêt à restituer le butin pour peu que son maître y allât de quelques cajoleries.
— Si je vous fais la courte échelle, suggéra Groby, vous serez juste à bonne hauteur pour atteindre les vêtements.
Le garçon accepta. Groby l’agrippa fermement par le gilet, qui était tout ce qu’il était possible d’attraper, et l’éleva au-dessus du sol. Puis, d’un swing adroit, il l’envoya s’étaler dans un buisson d’orties dont les hautes tiges se refermèrent sur lui. La victime n'avait pas été élevée dans une école où l’on apprend à réprimer ses émotions – si un renard avait manifesté quelques velléités à lui ronger les entrailles, il aurait couru déposer une plainte au bureau de la plus proche société de chasse plutôt que d’affecter une attitude d'indifférence stoïque. En l’occurrence, le volume sonore qu'il produisit sous l'impulsion de la douleur, de la rage et de la stupéfaction, fut on ne peut plus généreux et soutenu, mais malgré ses beuglements, il put distinctement entendre le jacassement triomphant de son ennemi dans l'arbre, et le strident éclat de rire de Groby.
Quand le garçon eut fini d’improviser une caracolante danse de Saint-Guy, qui lui eût assuré la renommée sur les planches du Coliseum[79], et qui, en effet, suscita satisfaction et applaudissements de la part de Groby Lington, lequel avait battu en retraite, il s’aperçut que le singe s’était lui aussi discrètement replié, tandis que ses vêtements jonchaient l'herbe au pied de l'arbre.
— Ces deux-là, c’est rien qu’ des macaques, voilà, marmonna-t-il avec colère; et si son jugement était sévère, il parlait au moins sous l’effet d’une considérable provocation.
Ce fut une semaine ou deux plus tard que la femme de chambre donna son avis, après avoir été terrifiée presque jusqu’aux larmes par une flambée de colère soudaine de la part du maître à propos d’une côtelette trop saignante.
— Comme qui dirait qu’il me montrait les dents! révéla-t-elle au public des cuisines tout acquis à sa cause.
— Je voudrais bien voir qu’il fasse pareil comme ça avec moi, dit le cuisinier sur un ton de défi, mais de ce jour, sa cuisine montra une nette amélioration.
Il était rare que Groby Lington consente à rompre ses habitudes pour accepter de partir en week-end, et il ne fut pas peu dépité d’être pour ainsi dire mis à l’écart dans les odeurs de renfermé de l'ancienne aile géorgienne de la demeure de Mrs. Glenduff, qui plus est dans la chambre voisine de Leonard Spabbink, le célèbre pianiste.
— Il joue Liszt comme un ange, avait été le témoignage enthousiaste de l'hôtesse.
— Pour ce que je m’en soucie, il peut aussi bien le jouer comme une truite, avait été le commentaire mental de Groby, mais je parierais qu'il ronfle. C’est exactement le genre de type à ronfler. Et si je l’entends ronfler à travers ces ridicules cloisons à peine lambrissées, ça fera du vilain.
Ainsi dit-il, et ainsi fit-il.
Groby tint le coup pendant environ deux minutes un quart, après quoi il sortit dans le couloir jusqu’à la chambre de Spabbink. Vigoureusement secouée par Groby, la carcasse flasque et adipeuse du musicien se dressa sur son lit, dans la demi-conscience hébétée d’une crème glacée qui aurait appris à mendier[80]. Groby réveilla complètement l’acariâtre et arrogant musicien, qui, perdant son sang-froid, se mit à donner des coups sur la main de son visiteur autoritaire. L’instant d’après, Spabbink étouffait presque, la tête étroitement bâillonnée sous un oreiller, tandis que ses membres grassouillets, traînés hors du lit, étaient claqués, pincés, frappés à coups de pied, et cognés dans un round de catch qui le fit progresser sur le plancher en direction d’un tub peu élevé dans les profondeurs insuffisantes duquel Groby s’évertua à le noyer. Pendant quelques instants, la pièce fut presque plongée dans le noir: la chandelle de Groby s’était renversée au tout début de la bagarre, et sa lueur atteignait à peine l'endroit où des bruits d’éclaboussures, de coups et de gifles, des cris étouffés et des hoquets, et une sorte de caquet simiesque en disaient long sur le combat dont les rivages de la salle de bain étaient le théâtre. Quelques instants plus tard, le combat inégal se trouvait illuminé a giorno par le feu qui avait pris aux rideaux et gagnait rapidement les panneaux lambrissés.
Lorsqu’en un sauve-qui-peut général, les invités se furent tous précipités sur la pelouse, l'aile géorgienne toute entière était la proie des flammes et vomissait des nuages de fumée, mais un certain temps s’écoula avant que Groby ne fît son apparition, portant le pianiste à demi-noyé dans ses bras. L’idée lui était en effet venue que la mare au bout de la pelouse offrait des possibilités de noyade bien supérieures à celles du tub. L'air frais de la nuit avait calmé sa colère, et quand il constata que, loin d’être accusé, il était acclamé comme l’héroïque sauveteur du pauvre Leonard Spabbink, et qu’on le félicitait chaudement d’avoir eu la présence d'esprit de lui nouer un linge humide autour de la tête pour le protéger des fumées suffocantes, il accepta la situation. Il raconta alors par le menu comment il avait trouvé le musicien endormi, une chandelle renversée à côté de lui, au cœur de l'incendie déjà bien avancé. Spabbink donna sa propre version quelques jours plus tard, quand il fut en partie remis du choc de son châtiment nocturne et de son immersion, mais les sourires gentiment apitoyés et les commentaires évasifs qui accueillirent son histoire l'avertirent qu’il ne bénéficiait guère de l’oreille du public. Il refusa toutefois d'assister à la cérémonie de remise de la médaille de sauvetage de la Royal Humane Society.
Ce fut à cette époque que le singe familier de Groby trépassa, victime de la maladie qui frappe tant de ses congénères lorsqu’ils se trouvent sous l'influence d'un climat nordique. Son maître parut profondément affecté par sa perte, et ne recouvra jamais tout à fait tous ses esprits. Accompagné de la tortue dont le colonel John lui a fait cadeau au cours de sa dernière visite, il se traîne à travers sa pelouse et son potager, sans plus rien de sa vitalité d’antan; et ses neveux et nièces n’ont certes pas tort de faire allusion à lui comme à «Ce Vieil Oncle Groby.»
[1] « Clovis's lips moved in a monosyllabic contortion which probably invoked those rodents of disbelief. » Saki n’écrit pas « Balivernes » mais « Rats, ». Je n’ai rien trouvé qui, en Angleterre, associe ces rongeurs à l’incrédulité. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de cette adaptation très éloignée du texte original.
[2] «An archangel ecstatically proclaiming the Millennium, and then finding that it clashed unpardonably with Henley and would have to be indefinitely postponed…» William Ernest Henley (1849-1903) était un homme de lettres dont je n’ai guère envie de lire les œuvres complètes pour voir où est le rapport. Accessoirement, c’était un copain de Rovert Louis Stevenson, qui s’inspira de lui (il avait été amputé de la moitié de sa jambe gauche) pour camper le personnage de Long John Silver. Encore plus accessoirement, Henley est également une ville d’Angleterre.
[3] Le nom de ce personnage biblique de la Genèse peut, en arabe, se lire «celui qui a dompté le tigre» en partant de la signification arabe de Nimr, «tigre» et Rawad, «dompter» (Thank you, Wikipedia).
[4] Les guillemets ont été ouverts (et refermés) par le traducteur.
[5] L’Instantané Hebdomadaire Texan.
[6] Journal Russe publié à Saint-Pétersbourg de 1868 à 1917.
[7] « Poker-patience » dans le texte.
[8] Saki ne parle que de chérubins, mais les putti font quand même mieux dans le paysage.
[9] Dans le texte : «… and ordinary prison fare rejected.» (?)
[10] Kilkenny est une ville de la République d'Irlande. Il se peut que Saki fasse ici référence aux « Jeux Gaéliques. » Il semblerait qu’une sombre histoire dans laquelle fut impliquée l’équipe de Kilkenny se soit passée en 1911, année de la parution des Chroniques de Clovis.
[11] Durant l’été 1911, un différend Franco-Allemand au Maroc menace l’Europe.
[12] Hélas, il entamait à peine sa seconde décennie.
[13] Pour «It was a thin House, and a very thin joke» que j’avoue avoir du mal à saisir. Une belle pirouette, non?
[14] Référence à des vers de Tennyson : «It is the little rift within the lute, That by and by will make the music mute.» (C’est la petite fissure dans le luth qui, tôt ou tard, fera taire la musique).
[15] The House of Rimmon: Drame de Henry van Dyke.
[16] Enfin, je suppose que « the auspicious constellation of W » est bien Cassiopée, laquelle dessine un W au firmament.
[17] Pour « Bubbles », même si je vois mal comment on peut déguiser une gamine, même répugnante, en bulle de savon.
[18] Traduction sans doute fantaisiste d’un intitulé (Ice-cream Sailor waltz) que j’espère fantaisiste. C’est un certain Émile Waldteufel (Le Démon de la Forêt), compositeur français, qui, en 1882, composa la Valse des Patineurs.
[19] Perplexité du traducteur, haussement de sourcil du lecteur, ricanement de l’initié.
[20] Pagliacci, opéra italien de Ruggero Leoncavallo, créé en 1892
[21] Livre de troy , du nom de la ville de Troyes et de ses foires au Moyen-Âge. Unité de masse équivalant à un peu plus de 373 grammes. Tombée en désuétude, elle était surtout utilisée pour les médicaments et les métaux précieux.
[22] .. dont même Wikipedia semble ignorer la recette. Amblève est une commune belge de la province de Liège. C’est aussi une rivière (belge également). On imagine très bien les canetons nageottant sur ses flots.
[23] Voilà qui ne nous rapproche pas de la Belgique.
[24] «Odour of satiety.» Traduction littérale. S’il y a un calembour, je plaide non coupable. Il n’est pas de moi.
[25] Traduction nécessairement approximative. Dans le texte, le mot «champignon» est d’abord utilisé en français, puis en anglais dans la même phrase : «champignons, which even a purist for Saxon English would have hesitated to address as mushrooms..»
[26] À propos, j’avais pensé intituler cette traduction «Le combat des chefs», mais il me semble bien que ce titre est déjà pris.
[27] Les Non-conformistes, appelés aussi «dissenters», étaient ceux qui, en Angleterre, refusaient de suivre la doctrine de l'Église anglicane (Wikipedia).
[28] On dit bien « Science Chrétienne » en français mais, je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça sonne mieux en anglais. La « Science du Christ » a été fondée par la théologienne américaine Mary Baker Eddy en 1866, qui était convaincue d’avoir redécouvert les principes appliqués par Jésus pour guérir les malades.
[29] «When love is over, how little of love even the lover understands», poème de Laurence Hope (Adela Florence Nicolson, 1865-1904)
[30] Comtesse allemande.
[31] Je ne suis pas vraiment sûr que Saki ait voulu faire un jeu de mots avec «wrapped up» (emballé, enveloppé, emmitoufflé...), mais bon.
[32] J’avoue que Saki ne va peut-être pas aussi loin : «an old-fashioned reactionary.»
[33] En allemand, «Madame», «Chère Madame».
[34] Le Lion et la Souris est une fable d’Ésope. Deux siècles avant d’inspirer Saki, elle avait servi de modèle à Jean de La Fontaine pour Le Lion et le Rat.
[35] L’Urban Dictionnary nous enseigne que «studge» désigne une personne très stupide, ou l’action de juger quelqu’un tout en le regardant. Je n’ai rien trouvé sur le mot «Filboid.» La grande majorité des occurrences de «Filboid Studge» sur le net renvoie à cette nouvelle de Saki. Kurt Vonnegut Jr., dans sa préface au Breakfast of Champions se mentionne lui-même sous le nom de «Philboyd Studge» : «Mon ami Knox Burger a dit un jour d'un roman un peu limite qu’il se lisait «… comme s'il avait été écrit par Philboyd Studge.» Philboyd Studge est le type que je crois être quand j'écris ce que je suis apparemment programmé pour écrire.» (Traduction de G.S.)
[36] «Primitive ritual» dans le texte, mais le mot «primitive» a tellement de sens que je préfère botter en touche.
[37] Là, je vais sans doute un peu plus loin que Saki, voire carrément ailleurs.. («... battened aggressively on the new food.»).
[38] Bataille ultime de l’English Civil War qui, le 3 septembre 1651, vit la victoire de Cromwell sur le roi Charles II. Saki ne mentionne pas Cromwell mais parle d’un «fervent Ironside ,» mais franchement, ça ne me dit rien. J’ai donc botté en touche.
[39] «Dead Mortimer» dans le texte. Saki, lui, n’a certainement voulu faire de calembour, mais j’ai pas pu m’empêcher.
[40] « Les quatre êtres vivants ont chacun six ailes, et ils sont remplis d'yeux tout autour et au dedans. » Apocalypse 4 :8.
[41] En français dans le texte. Manuella Le Bohec nous apprend dans son blog (http://www.pornichet-patrimoine.com/article-le-casino-a-100-ans-80233280.html) qu’au tout début du XXe siècle (époque à laquelle ce texte fut écrit) le baccara, le billard et les petits chevaux étaient les seuls jeux autorisés par la Ministère de l'Intérieur, et que si les hommes pouvaient s'essayer à tous ces jeux de hasard, les petits chevaux restaient le seul divertissement ouvert aux femmes.
[42] « PATÉ DE FOIE GRAS » tel quel et en français dans le texte.
[43] Chanson de John Skinner (1721-1807), poète, auteur-compositeur, ministre et historien. Sa chanson, Tullochgorum, constitue une protestation contre les sentiments extrémistes en politique (Wikisource).
[44] Je sais bien que l’air du temps fait qu’on préfère souvent utiliser leurs définitions que les mots eux-mêmes, mais quand même, «aurige,» ça fait un rien Monsieur Je-Sais-Tout.
[45] Héroïne des Mille et une Nuits.
[46] Master of Foxhounds. Association anglaise de maîtres d’équipage datant du XVIIe siècle.
[47] Œuvre patriotique de Tchaïkovski.
[48] Ici, Saki mentionne un «silent-upon-a-peak-in-Darien,» qui est une référence intraduisible à un poème de Keats.
[49] To talk out a bill : Prolonger la discussion d’un projet de loi jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour le voter avant la clôture de la séance (Larousse Anglais-Français en ligne)
[50] Le «Delhi Durbar» ou «Durbar Impérial» était un ensemble de manifestations, de cérémonies et de festivités destinées à célébrer l’accès au trône d’un empereur ou d’une impératrice de l’Inde. Ce texte, parut en 1908, avait sans doute été écrit en 1902 ou au début de 1903, au moment du couronnement d’Edouard VII, ou peu après. Le «Durbar» de Clovis est celui qui allait être organisé, à Dheli, pour célébrer Edouard VII et la reine Alexandra en tant qu’empereur et impératrice de l’Inde. Soit dit en passant, c’est à l’occasion de son couronnement que le monarque accorda sa «Special Permission» pour que le compositeur Edward Elgar (1857-1934) fasse interpréter, le 26 octobre 1902, une œuvre elle aussi intitulée Coronation Ode à Covent Garden.
[51] «Casting pearls into a trough» en version originale (jeter des perles dans un abreuvoir), mais bon.
[52] Le Durbar devait quand même durer deux semaines!
[53] Sans doute pour faire rimer le mot ainsi amputé avec, par exemple, «Small,» mais la petite plaisanterie est intraduisible.
[54] En réalité, il s’agit d’une panthère dont se méfient quelques biques. Mais trouver une rime à « crépuscule » c’est presque aussi difficile que d’en trouver une à Gdansk…
[55] Grand éventail de toile actionné par une poulie.
[56] Une période, au jeu de polo s’appelle une «chukka.»
[57] Leighton Buzzard est une ville du comté du Bedfordshire.
[58] On pourrait traduire par Le Mensuel des Cathédrales, voire, Le Mensuel Cathédralique, mais je préfère autant que possible laisser les titres en VO.
[59] En réalité, «Rhoda kept a pagoda,» and «Maisie is a daisy», mais qui le traducteur doit-il trahir? L’auteur, ou la rime ?
[60] En réalité, Septimus veut faire rimer Florrie avec «lorry» (camion), et il demande à Clovis si ce n’est pas un grand «lorikeet» (loriquet, oiseau de la famille des Psittacidés).
[61] Comme aurait dit Alphonse Allais, la rime est visuellement irréprochable. C’est toujours ça.
[62] Saki parle en réalité de «nigger minstrels.» Les Minsters Shows étaient des spectacles populaires où se produisaient des musiciens et des chanteurs blancs déguisés en noirs. Wodehouse s’est avec brio servi d’eux dans certaines aventures de Jeeves et de Bertie Wooster.
[63] Maison de parfum française fondée en 1775 par Jean-François Houbigant, qui connaissait un développement considérable à l’époque où se situe ce récit.
[64] Arrangement en gris et noir n°1, dit aussi Portrait de la mère de l'artiste ou La Mère de Whistler, est un tableau du peintre américain James Abbott McNeill Whistler, peint en 1871 à Londres. Le tableau, assez célèbre pour avoir maintes fois pastiché, représente une femme assez âgée vêtue d’une longue robe noire, la tête couverte d’une coiffe blanche faite d’une calotte de toile agrémentée de deux longs fanons de dentelle retombant sur les épaules et laissant voir un peu de ses cheveux gris soigneusement lissés, assise de profil sur une chaise, les mains sur les genoux, jointes autour d’un mouchoir dont les plissés blancs se confondent avec les dentelles qui, sortant des manches noires de sa robe, lui couvrent la moitié des mains, dont l’annulaire de la gauche – la seule visible en réalité – porte un anneau d’or, les pieds reposant sur un tabouret bas, et au-dessus de laquelle, contre le mur gris, à droite d’un rideau orné de motifs gris, est suspendue une gravure traitée en noir et blanc qui semble représenter les murailles d’une ville fortifiée avec, peut-être, un personnage au premier plan. Mais je ne sais pas pourquoi je me fatigue, n’importe qui peut voir ce tableau sur le web. Pour le reste, je ne suis pas du tout sûr que Saki ait voulu dire ce que je lui fais dire...
[65] Köepenik est un quartier de Berlin. Mais à part ça…
[66] Série de trois imposteurs s’étant prétendu héritiers du trône de Russie au début du XVIIe siècle.
[67] À la fin du XVe siècle, Perkin Warbeck prétendit à la couronne d'Angleterre en se faisant passer pour le frère d’un roi déchu, disparu dans des circonstances mystérieuses. Il finit pendu.
[68] Il doit s’agir de Richard Burdon Haldane (1856-1928), seul homme politique britannique de tous les Haldane mentionnés par Wikipedia.
[69] Sans doute Robert de Hauteville, dit Robert Guiscard, dit le Rusé, aventurier normand qui conquit la Sicile musulmane au début du Xe siècle avec son frère Roger (qu’il évinça d’ailleurs par la suite).
[70] Je ne sais pas si c’est « Gégène pour les intimes », mais le jeune duc semble bel et bien se prénommer Eugène.
[71] Horse Guards Parade : place située derrière la rue Whitehall dans la Cité de Westminster à Londres.
[72] Cocktail à base de sherry, de ketchup, de vinaigre, de jaune d’œuf et de sauce worcestershire (ce dernier ingrédient m’incite à penser qu’il s’agit de célèbre « réveille-mort » de Jeeves).
[73] En français dans le texte. Je suppose qu’il s’agit de foie gras. Les périgourdins apprécieront... Comme pâté, on fait pas mieux…
[74] Loi anti-émeute votée en 1614 par le Parlement Britannique.
[75] En français dans le texte.
[76] Moss-troopers (troupes de la mousse) : bandits écossais à l’époque du Commonwealth.
[77] «A man is known by the company he keeps. »
[78] Sorte d’onomatopée intraduisible. Le garçon d’écurie dit «ipe» au lieu de «ape» (singe), ce que Groby ne comprend bien entendu pas.
[79] Un des grands théâtres londoniens, dans la Cité de Westminster.
[80] ?