• L'agroécologie : transition ou but ultime ?

    Alors que la « loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt » (LAAAF), dont la deuxième lecture va débuter à l'Assemblée nationale dans quelques jours, met continuellement en avant la notion d'agroécologie, il est important de nous pencher sur cette dernière.

    Ce terme fait actuellement l'objet d'un engouement singulier, puisqu'il est à la fois mis en avant par les institutions agricoles et par des pionniers d'une agriculture alternative. Derrière cet apparent unanimisme se cache une profonde divergence... et une ambiguïté dangereuse aussi bien pour la compréhension des acteurs que pour la cohérence des politiques publiques.

    Agroécologie ou agriculture biologique ?

    Les lecteurs de mes livres (ou de ce blog) ont peut-être du mal à établir une distinction entre l'agriculture biologique telle que ses fondateurs l'ont conçue, et l'agroécologie telle qu'elle est préconisée par Nature & Progrès, Pierre Rabhi ou Olivier De Schutter. C'est parfaitement normal, puisqu'il s'agit exactement de la même chose.

    Les fondateurs de l'agriculture biologique (notamment Erhenfried Pfeiffer, auteur en 1938 de Fécondité de la terre ; et Sir Albert Howard, auteur en 1940 de Testament agricole et fondateur de la pédologie moderne) visaient à appliquer à l'agriculture la « révolution systémique » qui a traversé les sciences occidentales dans la première moitié du XXe siècle. Jusqu'à Steiner, Pfeiffer, Howard et Müller, l'agriculture européenne se caractérisait depuis le néolithique par une approche réductionniste (à chaque problème, une solution simple et mécanique) et la pratique de cultures pures (une seule espèce végétale par parcelle). Leur apport, qui était véritablement révolutionnaire et moderne, a consisté à concevoir l'agriculture comme un « organisme » complexe, mettant en relation l'écosystème (sol, haies, arbres, talus, points d'eau...), l'agrosystème (plantes cultivées et animaux domestiques) et les humains (force de travail, savoir-faire, savoirs élaborés, besoins, envies). Dans cette approche, le point essentiel est de considérer les relations entre les éléments du système tout autant (sinon plus) que les éléments eux-mêmes.

     

    C'est ici la véritable définition originelle de l'agriculture biologique, celle qui est reprise par la fédération internationale de l'agriculture bio (IFOAM) et qui est mise en pratique par les paysans biologiques (avec parfois des compromis imposés par un contexte politique et économique défavorable). La suppression des produits chimiques de synthèse n'est absolument pas la définition ni le but de la bio, il ne s'agit que d'un moyen pour construire un organisme agricole systémique, performant et pérenne.

    Or, c'est précisément pour revenir à ces fondements originels de la bio qu'une partie des adhérents de Nature & Progrès ont choisi au début des années 2000 de parler d'agroécologie. C'est également pour appuyer la dimension sociale de la bio (fondamentale pour Pfeiffer ou Müller) que Pierre Rabhi avait décidé dès les années 1980 d'utiliser ce terme : son livre de chevet était d'ailleurs Fécondité de la terre.

    Lorsque Nature & Progrès, Pierre Rabhi, Olivier De Schutter et quelques associations parlent d'agroécologie (ou désormais d'agroécologie paysanne), ils entendent bien la constitution de l'organisme agricole systémique voulu par les fondateurs de l'agriculture biologique... et ébauché par l'immense majorité des paysans biologiques en France et à travers le monde.

    Un exemple essentiel permet d'illustrer ce que signifie cette démarche. Dans une approche systémique, aucune plante ne peut être sélectionnée dans des conditions artificielles comme c'est le cas actuellement en agriculture conventionnelle. Une plante doit impérativement co-évoluer avec son écosystème et les humains : tout changement technique modifie les choix de sélection, toute modification sociale entraîne une évolution technique, tout changement environnemental influe sur les techniques et les plantes, etc. L'agroécologie au sens de l'agriculture biologique implique forcément de privilégier des semences paysannes, c'est-à-dire adaptées au milieu, évolutives et adaptables. La centralisation de la recherche est un contresens total et intenable.

    Un ensemble de pratiques agronomiques ?

    Parallèlement, quelques scientifiques avaient très temporairement parlé d'agro-écologie dans les années 1930 pour désigner un retour de l'agronomie vers le B-A-BA de l'écologie scientifique. Il s'agissait simplement d'aborder l'agronomie comme elle aurait toujours dû l'être, c'est-à-dire comme une science du vivant et non pas de l'inerte. Ce terme a rapidement été abandonné, avant d'être repris dans les années 1980 par le chilien Miguel Altieri (qui travaille aux États-Unis) dans une démarche parfois inspiré de l'agriculture biologique (ses premiers livres paraphrasent Pfeiffer, mais sans toujours aller jusqu'au bout de la démarche). Il a enfin été ressuscité au milieu des années 2000 par l'INRA (institut national de la recherche agronomique), l'agro-industrie et certains hommes politiques français et européens.

    Dans cette acception, l'agro-écologie n'est absolument pas une démarche holistique mettant en relation humains, écosystème et agrosystème, mais uniquement une approche agrosystémique intellectuelle. D'une part, il n'est pas anodin de constater que, jusqu'à ce qu'elle soit imposée d'en haut aux paysans par quelques organismes agricoles et par le ministre de l'agriculture, elle n'a jamais fait l'objet d'une dynamique paysanne de terrain (contrairement à l'agriculture biologique !). Cette agroécologie-là est une construction de chercheurs, qui tentent de convaincre des paysans de mettre en œuvre les pratiques jugées souhaitables par les « savants ». D'autre part, ces pratiques ont beau s'appuyer sur la prise en compte des mécanismes écologiques, elles se juxtaposent sans se relier clairement... et sans être reliées à la nature environnante ni aux dimensions sociales et économiques. Elle fait par exemple appel à la lutte biologique par l'achat d'insectes auxiliaires (prédateurs des insectes néfastes aux cultures), mais ne construit pas un agroécosystème permettant à ces auxiliaires d'exister directement autour de la ferme.

    De façon très significative, l'agroécologie de l'INRA ou du ministre de l'agriculture (Stéphane Le Foll) ne remet aucunement en question la sélection standardisée et artificielle des plantes. Elle se contente de préconiser un ensemble de pratiques qui ne permet aucune « mise en système », aucune co-évolution, aucune remise à plat des fondements de l'agriculture conventionnelle.

    Une transition ?

    De nombreux acteurs agricoles me rétorquent que l'agroécologie au rabais défendue dans la « loi d'avenir sur l'agriculture, l'alimentation et la forêt » (LAAAF) peut servir de transition vers l'agriculture biologique (et donc vers l'agroécologie au sens systémique). Cela serait vrai si la LAAAF affichait clairement cette démarche et défendait l'ensemble des étapes de la transition. Oui, une transition réussie doit à la fois soutenir fortement le développement et la reconnaissance de l'agriculture biologique ET mettre en place des étapes techniques accessibles pour les agriculteurs conventionnels actuels. Dans cette démarche, une somme de techniques agrosystémiques est bénéfique et utile. C'est une étape aussi intéressante que l'élevage à l'herbe, la suppression de la chimie de synthèse, etc.

    Le problème, voire le drame, des dispositions prévues actuellement dans la LAAAF et dans l'application française de la Politique Agricole Commune, c'est qu'elles se focalisent sur l'étape transitoire (l'agroécologie façon INRA, ensemble de techniques juxtaposées) et qu'elles négligent totalement l'objectif à moyen terme (l'agriculture biologique, ou agroécologie façon Rabhi et Nature & Progrès). Un récent rapport ministériel, titré explicitement « L'agroécologie comme nouvel horizon », confirme cette dérive inquiétante, en transformant abusivement une étape en « horizon ». En parallèle, les moyens minimes alloués à l'agriculture biologique, et leur gestion par les régions qui conduit à revoir tous les objectifs à la baisse, mettent actuellement en danger son développement. Je pourrais encore citer les entraves croissantes à la sélection paysanne, qui confirment qu'il ne s'agit pas de définir une approche systémique mais uniquement d'aménager à la marge un modèle conventionnel maintenu.

    En fragilisant le socle du changement (l'agriculture biologique) et ses acteurs, cette stratégie est non seulement insultante à l'égard de ceux qui ont inventé toutes ces pratiques (les paysans bio), mais elle porte surtout en germe son échec. Celui qui prétend vouloir aller sur la Lune en ne visant que le sommet d'une montagne ne sortira jamais de l'atmosphère terrestre, mais il risque en outre une chute meurtrière.

    Pour que l'agroécologie dans sa nouvelle définition limitée puisse servir de réel moteur pour un changement agricole, elle doit impérativement être affichée comme une étape, un facteur de transition, et être articulée avec la valorisation résolue de l'objectif ultime de la transition, l'agriculture biologique telle que l'ont définie ses fondateurs. Toute autre approche est au mieux inefficace, au pire hypocrite.

     

    « Que vivent les librairies !Une semence n'est pas une graine »

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 4 Juillet à 20:52
    L'agriculture bio reprėsente 4% face au 96% en conventionnel. Il faut faire progresser le bio mais aussi améliorer les 96% : différencier le pire de l'agriculture intensive du meilleur de l'agriculture paysanne.
    2
    jm b
    Lundi 7 Juillet à 10:10

    bien sûr, oui à la complexité, à l'axiomatique biologique, à la modernité en mouvement....non à l'autocélébration des gourous, au messianisme, à l'agrolâtrie....il faut porter, nettoyer, fermenter, cuisiner, à la fois gagner sa vie et y jouir.....dommage pour des systématiciens d'avoir l'œil sur le gros bout de la lorgnette.

    jm b

    3
    Vendredi 12 Septembre à 09:54

    Bonjour,

    Je travaille à partir d'un autre modèle de représentation de notre monde comme vous travaillez à partir d'un autre modèle de représentation de l'agriculture. Mon modèle fait "lutter la biodiversité contre l'environnement" et ne suit pas exactement celui dominant de "protection de l'environnement". Ainsi vous écrivez de l'agro-écologie qu'elle porte en germe son échec, ainsi je pense que notre modèle de protection de l'environnement porte en lui le germe du développement non-durable.

    Je m'explique : Je pense que la planète n'est pas une planète vivante à proprement parler. Je pense que seule la biodiversité est vivante, et qu'elle diverge de l'environnement, qu'elle en est disruptive et qu'elle essaye de prendre sa matière sous son giron pour en faire le milieu. Pour caricaturer, je trouve une différence fondamentale entre le développement d'une poule et celui d'un caillou, ou entre le développement de la biodiversité et celui du caillou Terre.

    Le modèle que je suis est donc un modèle à deux touts : 1) la biodiversité et son paradigme évolutif qui se perpétue par la reproduction et s'agrandit par le travail de chaque être vivant. 2) l'environnement et son paradigme purement copernicien lui fixiste (=soumis à des lois fixes, celle physico-chimique) qui évolue passivement sans dévier de sa ligne, et sans besoin de reproduction ni d'action.

    Cette différenciation entre biodiversité et environnement apportent de nouvelles clarification.

    Par exemple, seule l'environnement est "antropocentrable", c'est à dire, compréhensible par la théorie. On peut par la théorie s'imaginer au centre de l'environnement. En effet, son développement fixe, nous permet d'en appréhender les causes à effets, nous permet de le modéliser. Cette maitrise est la grande avancée de la révolution copernicienne et des sciences. La compréhension de ce tout a permis le bond civilisationnel que l'on connait depuis le XVIe. L'environnement est le tout de l'invention : On peut désormais "inventer" l'environnement, voire le simuler grâce à ses règles de causes à effet.

    Par contre, la biodiversité, elle, ne peut s'inventer mais seulement s'inviter. Elle ne suit pas un développement de cause à effet. Son passé comme son futur ne peuvent être reconstitués par la logique cartésienne mais seulement lu. Sa trajectoire évolue, avance et recule, se disperse, progresse... bref son développement n'est pas embrassable par la pensée cartésienne. Il faut une certaine philosophie (et pas du sophisme) pour travailler avec le vivant. Il n'est pas anthropocentrable. Il ne sert à rien d'appliquer plus de sciences et de produits scientifiques dessus (chimie, plastique, bio-technologie,...). Il ne sert à rien aussi de lui appliquer une approche descendante (Politique>organe de science>ferme>biodiversité) mais on doit se débrouiller avec une approche ascendante (biodiversité>ferme>organe de science>politique).

    Ainsi, je me rapproche de votre vision. Ce n'est pas un changement de paradigme venant d'en haut et de la science qui va faire avancer l'agriculture. Au contraire, cela est un frein, une sorte de bâton dans les roues. Il faudrait plus accepter les deux paradigmes. Celui environnementale (normalisable, compréhensible depuis un labo ou un bureau) et celui du vivant, et comprendre que celui vivant est avant tout une relation entre la biodiversité et l'agriculteur.

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